Le journal LES AFFAIRES est né de la ténacité de pionniers qui avaient entrepris dans les années 20 d'éveiller leurs contemporains aux grands enjeux de l'économie
Le journal LES AFFAIRES est apparu officiellement en février 1928. Mais il avait été précédé de quelques revues à caractère économique innovatrices, et même de publications rivales, qui proclamaient toutes l'importance que devaient accorder à l'économie des Canadiens français parfois indifférents à leur sort.
Au moins deux d'entre elles étaient gérées par le même personnage entreprenant qui dirigera le nouveau journal en 1928 : Raoul Renault, directeur de l'Argus de la presse internationale, installé à Québec.
Au départ, le double titre dont il s'affuble ferait sourciller aujourd'hui : Raoul Renault, dont l'un des passe-temps semblait être de lancer des publications d'affaires, se définit en même temps comme « journaliste et publiciste ». Mais nous sommes dans les années 20, et tout est à inventer en économie. À ses côtés, on retrouve un journaliste qui prendra rapidement du galon : Louis-A. Bélisle, celui-là même qui publiera plus tard le fameux Dictionnaire général de la langue française au Canada, et qui deviendra dès 1933 propriétaire des AFFAIRES dont il assumera la direction pendant 28 ans.
Le Guide de l'acheteur
En novembre 1924, Raoul Renault fonde le Guide de l'acheteur, un « bulletin mensuel d'informations pour le consommateur ». L'événement est assez important pour que le premier ministre de l'époque, Louis-Alexandre Taschereau, souhaite lui-même longue vie au Guide en soulignant que « le jour où nous apprécierons toute l'importance qu'il y a de conserver chez nous et pour nous notre argent, d'en faire bénéficier notre commerce et nos industries, ce jour-là, la puissance économique de la province de Québec aura doublé. »
L'abonnement coûte 25 sous par année. D'entrée de jeu, la direction précise qu'il faut « faire rapporter à la piastre le maximum de rendement qu'elle est capable de produire. Et pour y arriver [...] le public a besoin de direction. Le consommateur peut contribuer énormément, tout en y trouvant son profit, au rétablissement de l'équilibre économique. » Suivent des informations sur le prix de la farine, du café, de la Bourse allemande (« une escroquerie sans nom »), etc.
Deux ans plus tard, en 1926, Raoul Renault récidive en lançant cette fois l'ancêtre d'Info-Presse : La Clé d'Or, « revue mensuelle illustrée de l'annonce ». « Une publicité bien étudiée, bien vivante, attrayante, voilà la publicité qu'il vous faut pour développer vos affaires et faire face à la compétition », indique-t-on. La publication est elle aussi gérée par l'Argus de la presse internationale, qui offre en plus des services d'agence de presse, de publicité et de traduction. Raoul Renault est véritablement un homme à tout faire. Et il trépigne devant la lenteur de ses proches. « Il faut bien que nous l'admettions sans fausse honte, dit-il, nous sommes, nous, Canadiens français, un peu en retard dans l'application de la science publicitaire, et nous occupons, chez nous, une place inférieure à celle de nos concitoyens anglais, juifs ou autres. »
Québec est décidément une terre fertile pour lancer des publications d'affaires : 30 ans plus tôt, une publication concurrente, La Semaine commerciale, avait été fondée par Louis-Edmond Thomson et Ulric Barthe pour offrir « un recueil d'informations que tous les hommes d'affaires du district pourront consulter avec profit et avec la certitude de ne pas être induits en erreur. »
Raoul Renault, lui, sent-il le besoin d'aller plus loin ? Il annonce en décembre 1927 un changement important : son Guide de l'acheteur va se fondre dans une nouvelle revue, LES AFFAIRES, qui doit voir le jour au début de 1928. « On n'aperçoit pas ce qui se passe autour de nous, se désole-t-il, on ne voit pas l'emprise des étrangers sur le commerce, on ne réalise pas l'accaparement de nos ressources naturelles. Nos hommes d'affaires ont besoin d'être renseignés. Nos négociants de demain devront posséder des connaissances techniques, théoriques et pratiques, de la direction systématique des affaires. C'est la raison d'être de cette nouvelle revue. »
Il ne mâche pas ses mots lorsqu'il diagnostique l'état des affaires au Québec et, reprenant le ton un peu grandiloquent en vogue à l'époque, se met même à haranguer ses futurs lecteurs : « Quel est le chef de bureau, quel est l'homme d'affaires, quel est le directeur de grandes entreprises, quel est le capitaine d'industries qui ne déplore pas amèrement, tous les jours, à tous les instants, le manque absolu d'ambition et d'initiative, l'absence presque complète d'émulation et d'esprit de travail chez la grande majorité du personnel sous nos ordres... Cette indolence de nos employés de bureaux ou de magasins, de notre personnel en général des établissements industriels ou commerciaux, est surtout notoire chez les Canadiens français. »
Il faut comprendre, au-delà des mots, ce qui motive ce bilan plutôt sombre. Au Québec, l'économie demeure majoritairement l'apanage des anglophones, à tel point que Joseph-Xavier Perrault, agronome et ardent promoteur des affaires, a fondé 40 ans plus tôt, à Montréal, la première chambre de commerce francophone pour montrer que « nous avons l'intelligence des affaires. » Mais la société est encore indifférente et les plus actifs ont parfois l'impression de prêcher dans le désert.
Avec Louis-A. Bélisle à ses côtés, déjà rédacteur financier au Soleil, Raoul Renault voit là l'occasion de contribuer à la cause... tout en réalisant de bonnes affaires, en entrepreneur éveillé qu'il est. « Tous les hommes qui occupent aujourd'hui de hautes positions dans la finance, le commerce ou l'industrie ont puisé leurs connaissances dans des revues techniques des affaires... Pour lutter avec succès, il faut des armes efficaces : nous vous les fournirons et nous les fourbirons pour vous dans cette revue. »
Tout juste au bas de cette envolée, dans la dernière livraison du Guide de l'acheteur, on note une publicité quasi touchante de l'entreprise Chaussures de Trois-Pistoles, qui fait valoir sa collection de bottes et chaussures. « On cherche à les imiter, on ne les a jamais égalées », proclame-t-on fièrement à un lectorat qui va bien au-delà du Bas-du-Fleuve. La revue LES AFFAIRES, premier format, remplit déjà une partie de sa mission en permettant à des entreprises de rejoindre leur clientèle.
Pour le reste du siècle, et le début du suivant, LES AFFAIRES vont également « fournir les armes », c'est-à-dire les connaissances, au public francophone sensible aux enjeux économiques. Il y aura des hauts et des bas dans cette grande aventure de communication, mais l'élan est bien donné. En 1933, Louis-A. Bélisle prendra la barre du journal qu'il dirigera de main de maître jusqu'en 1961, après avoir racheté au passage La Semaine commerciale. Tous ces éditeurs aux grandes ambitions, qui se désolaient de l'apathie de leurs contemporains, seraient bien fiers aujourd'hui de voir comment leurs efforts ont fini par porter fruit.
Ce texte a été publié il y a 10 ans à l'occasion du 75e anniversaire du journal Les Affaires.