Les années 1900 annonçaient de grandes choses... et malgré la Première Guerre mondiale, l'économie du Québec va connaître un essor foudroyant, tout juste avant l'entrée en scène du journal LES AFFAIRES.
Par Paul-André Linteau et René Vézina
Le tableau vient à l'esprit quand on songe au Québec du début du XXe siècle : une société majoritairement rurale dont l'économie est essentiellement dirigée par l'establishment anglophone. Et c'est en bonne partie exact... avec des nuances. En fait, la situation n'était pas aussi tranchée qu'on veut parfois le croire. De plus en plus de gens vivaient en ville, et la bourgeoisie d'affaires francophone était en nette progression. En 1921, 7 % des Canadiens français de 15 ans et plus sont propriétaires d'une entreprise ! La proportion va dramatiquement chuter avec la dépression, au point qu'il faudra relancer l'entrepreneuriat à la fin des années 50. Mais pour l'instant, le Québec ne se débrouille pas trop mal et Montréal demeure la métropole incontestée du Canada.
Les temps modernes
En 1900, les deux tiers des habitants vivent dans les régions rurales, où ils s'activent à l'agriculture et à la coupe forestière, tandis qu'une minorité oeuvre dans les usines implantées en milieu urbain. Globalement, le Québec compte 11 cités, 40 villes et 138 villages dûment constitués, pour une population totale de 1,65 million d'habitants. Avec un taux d'urbanisation de 36 %, le Québec est légèrement en avance sur le reste du Canada, à 35 %.
Les tramways électriques ont fait leur apparition quelques années plus tôt dans les rues de Montréal, en 1892. La même année, on construisait l'un des plus célèbres hôtels de l'Empire britannique, le Château Frontenac, à Québec. Ils remplaçaient les tramways à chevaux qui sillonnaient la métropole depuis 1862.
C'est aussi le moment où se développe ce qui constituera une des plus formidables forces économiques du Québec : l'hydroélectricité.
Déjà, en 1897, une importante centrale a été mise en exploitation sur les rapides de Lachine. En avril 1901, on annonce la formation de Montreal Light, Heat and Power Company qui dominera la distribution d'électricité à Montréal. La même année, Shawinigan Water and Power Company effectue les premières livraisons d'électricité produite à sa nouvelle centrale de Shawinigan. Ces centrales illustrent aussi un phénomène nouveau : l'émergence de la grande entreprise, cotée en Bourse et qui étend son emprise sur de vastes portions du territoire. Toutes deux ont une raison sociale anglaise, car dans le Québec du début du siècle, la langue des affaires est l'anglais. Cet essor des nouvelles compagnies d'hydroélectricité profite également à la Bourse de Montréal, créée en 1874. Les nouvelles inscriptions attirent par ricochet de nouveaux courtiers tel, en 1902, L.G. Beaubien, à l'origine ce qui est aujourd'hui devenu la Financière Banque Nationale.
En Mauricie, Shawinigan respire la richesse : avec le développement de l'or blanc va suivre un impressionnant développement industriel. Bientôt, elle devient la ville qui offre les meilleurs salaires au Canada, dans ses usines de métallurgie, de pâtes et papiers et de textiles.
À Montréal, la fée électricité, comme on l'appelle souvent, ne touche de sa baguette magique que quelques secteurs : elle fournit la force motrice des tramways, elle éclaire les rues et les locaux des entreprises et elle est utilisée dans certains procédés industriels. Chez les particuliers, seuls les plus riches peuvent se payer une telle nouveauté. Il faudra attendre 1930 pour que la quasi-totalité des foyers montréalais soient branchés.
Néanmoins, la construction de barrages et de centrales commence à transformer de façon irréversible les anciennes régions de colonisation telles la Mauricie, le Saguenay ou l'Outaouais. Depuis longtemps productrices de bois de sciage, ces régions attirent aussi, à partir du début du siècle, de nouveaux utilisateurs de la forêt : les producteurs de pâtes et papiers dont l'activité deviendra, tout comme l'électricité, l'un des symboles de l'économie québécoise au XXe siècle.
Les premiers ministres S.-N. Parent, puis Lomer Gouin, convaincus que l'avenir du Québec appartient beaucoup plus à l'industrie qu'à la colonisation, sont prêts à faire d'importantes concessions pour attirer des capitaux, même américains. Tous leurs successeurs feront de même. Leur objectif est de créer des emplois pour faire échec à l'exode des Canadiens français vers les manufactures de la Nouvelle-Angleterre, conséquence des maux de l'agriculture du Québec. Au début du siècle, la situation est en voie de s'améliorer. La production laitière a provoqué la création de centaines de beurreries et de fromageries, tandis qu'autour des grandes villes, la culture des fruits et des légumes se développe.
Avec leurs familles nombreuses, les campagnes ont toutefois un surplus de population qui se dirige vers les villes, en même temps que survient la plus puissante vague d'immigration de l'histoire du Canada. L'agglomération de Montréal en profite au premier chef. La population de l'île passe de 361 000 à 555 000 en 10 ans, de 1901 à 1911. Québec, avec près de 80 000 habitants, vient loin derrière, tandis que les autres villes d'importance n'ont guère plus de 10 000 habitants chacune. L'urbanisation rapide alimente la construction commerciale et résidentielle, mais aussi une fièvre de spéculation foncière qui s'intensifie au début des années 10.
D'abord survivre pour prospérer en ville
D'abord survivre pour prospérer en ville
La vie en ville n'est pas nécessairement facile. L'hygiène fait défaut. Le taux de mortalité infantile est effarant : trois enfants sur dix meurent avant d'avoir un an. À partir de 1910, la chloration de l'eau permet de réduire de beaucoup les décès causés par la fièvre typhoïde. Justine Lacoste de Gaspé-Beaubien fonde en 1907 l'Hôpital Sainte-Justine, rue Saint-Denis, où il demeurera jusqu'à son déménagement sur le chemin de la Côte Sainte-Catherine en 1957. Les épidémies vont graduellement disparaître, mais avec de pénibles sursauts : en 1927, à Montréal, un problème de lait avarié fera 453 morts.
Dans tous ces centres urbains, l'industrie manufacturière est le moteur de la croissance. S'appuyant sur la disponibilité d'une main-d'oeuvre à bas salaires, l'industrie légère domine : produits alimentaires, textile, vêtement, chaussure. Font exception Montréal et sa banlieue où l'industrie lourde - produits de fer et d'acier, matériel ferroviaire, produits chimiques - occupe une place importante. En 1913, un électricien gagne 2,25 $ par jour pour neuf heures de travail.
Montréal se distingue aussi parce qu'elle est la métropole du Canada. Principal port de mer du pays et coeur des grands réseaux ferroviaires, elle profite abondamment de la colonisation de l'Ouest avec ses toutes nouvelles installations portuaires qui gèrent l'arrivée massive du blé des Prairies, destiné à la Grande-Bretagne. Les entrepôts du Vieux-Montréal regorgent de marchandises - locales ou importées - que les grossistes montréalais distribuent à travers le pays. Rue Saint-Jacques, symbole du capitalisme canadien, se dressent les immeubles des établissements financiers les plus importants, comme le siège social de la Banque de Montréal.
L'économie montréalaise est le royaume de la grande bourgeoisie canadienne-anglaise, souvent d'origine écossaise, qui profite de sa relation privilégiée avec la Grande-Bretagne, première puissance financière du monde. Ayant accumulé des fortunes considérables, ses membres en font étalage dans leurs somptueuses résidences du Golden Square Mile, eux qui contrôlent les trois quarts de l'économie canadienne, à commencer par George Stephen, le grand patron du Canadien Pacifique. Ils appuient également généreusement les grandes institutions anglophones de la ville, dont l'Université McGill.
La classe d'affaires canadienne-française n'est pas dominante, mais elle est tout de même bien présente, surtout dans le commerce de gros, la finance, la promotion foncière et certaines industries manufacturières (chaussure, aliments et imprimerie, notamment). Une situation semblable existe dans les autres régions du Québec. Partout, des entrepreneurs francophones sont à la tête de petites et moyennes entreprises, d'envergure locale ou régionale, s'appuyant sur la clientèle canadienne-française. Malgré des progrès indéniables, leurs affaires restent modestes à côté de celles des grands entrepreneurs anglophones : les banques francophones, par exemple, ne possèdent ensemble que 4,5 % de l'actif total des banques à charte du pays. Même s'ils jouissent d'une certaine influence à l'échelle locale, la direction de l'économie du Québec leur échappe.
Le siècle naissant voit cependant l'émergence de forces qui vont marquer l'économie du Québec. C'est en janvier 1901 qu'Alphonse Desjardins ouvre sa première caisse populaire, à Lévis. À sa mort, en 1920, le réseau compte déjà 140 caisses populaires aux quatre coins du Québec et leur actif dépasse six millions de dollars. Outre la Banque de Montréal et la Banque Royale, on a ouvert - et souvent fermé - une demi-douzaine de banques francophones : la Banque du Peuple, la Banque d'Hochelaga, et même la Banque Nationale qui, avant de ressusciter avec la fusion de la Banque Canadienne Nationale et de la Banque Provinciale, en 1980, aura d'abord existé entre 1860 et 1924. C'est aussi à cette époque que naissent d'importantes compagnies d'assurance comme L'Industrielle, fondée à Québec en 1905, et qui fusionnera 80 ans plus tard avec L'Alliance, créée, elle, à Montréal en 1892.
La guerre, puis l'euphorie et la chute
La guerre, puis l'euphorie et la chute
Une récession amorcée en 1913, puis l'entrée en guerre du Canada en 1914 mettent un terme à l'expansion du début du siècle. Montréal a connu une forte croissance : la population de son agglomération est passée de 415 000 à 616 000 habitants en 10 ans, de 1901 à 1911. Il en a résulté une véritable bulle spéculative dans l'immobilier. Les terrains et les résidences voient leur valeur grimper rapidement. La guerre dégonfle la bulle spéculative et il faudra plusieurs décennies avant que les investisseurs récupèrent leur mise de fonds. La demande militaire relance toutefois la production manufacturière, tandis que les agriculteurs sont incités à produire et à investir davantage pour nourrir l'Angleterre.
Cette relance rapide de l'économie s'accompagne cependant d'une hausse soudaine de l'inflation, qui atteint 18 % en 1917. Une fois la guerre terminée, le regain de vigueur ne tient pas : minée par cette inflation galopante, l'activité économique connaît un ralentissement qui dégénère en une crise d'envergure. L'inflation se transforme en déflation brutale. C'est la crise... 10 ans avant la grande crise. La construction ferroviaire, notamment, qui avait en bonne partie soutenu l'économie avant la guerre, tombe au point mort. La situation intenable dans laquelle se trouve un grand nombre de travailleurs et d'agriculteurs relance le mouvement d'émigration des Québécois vers la Nouvelle-Angleterre. La reprise ne se fait sentir qu'au milieu des années 20, mais elle sera très vigoureuse, caractérisée par une concentration de capitaux auprès des institutions financières moins nombreuses qu'avant la guerre mais plus puissantes. La rue Saint-Jacques devient le coeur financier du pays. Cette activité débridée entraîne une nouvelle folie spéculative qui mènera cette fois au krach de 1929.
Pendant les années 20, le développement économique du Québec s'appuie sur les mêmes lignes de force qu'au début du siècle. La reprise de l'immigration et la colonisation de l'Ouest ont un impact considérable à Montréal qui exporte plus de blé que jamais vers la Grande-Bretagne. La production manufacturière s'accroît rapidement pour répondre à la demande d'une population canadienne beaucoup plus nombreuse. L'usage de l'automobile se répand et favorise le tourisme. Cela incite le gouvernement québécois à investir de fortes sommes - grâce aux profits de la Commission des liqueurs, créée en 1921 - dans le développement du réseau routier et dans la construction de plusieurs nouveaux ponts autour de l'île de Montréal, dont le pont Jacques-Cartier en 1929, 11 ans après le Pont de Québec. Les médias se développent tout aussi vite : après Le Devoir, fondé par Henri Bourassa en 1910, c'est au tour de la radio de faire son apparition avec la station de la compagnie Marconi, en 1920, suivie de la première antenne francophone, celle de CKAC, en 1922.
Les investissements privés les plus spectaculaires sont réalisés dans le secteur des ressources naturelles. Des centrales électriques de plus en plus puissantes sont mises en chantier le long du Saint-Laurent et de ses principaux affluents. Les entreprises d'électricité se constituent de véritables monopoles régionaux. L'électricité attire des entreprises chimiques en Mauricie. Au Saguenay s'installe Aluminium Company of Canada, l'ancêtre d'Alcan. La découverte d'or et de cuivre en Abitibi donne une nouvelle vocation minière à cette région de colonisation. Plus substantiel encore est le développement accéléré du secteur des pâtes et papiers qui atteint une ampleur nouvelle au cours des années 20. Les usines se multiplient un peu partout sur le territoire québécois.
Un Québec urbain
Un Québec urbain
Le Québec devient majoritairement urbain à l'époque de la Première Guerre mondiale. De nouvelles villes surgissent autour des mines et des usines de papier. L'agglomération de Montréal compte un million d'habitants en 1931, celle de Québec, un peu plus de 140 000. L'urbanisation engendre une demande accrue de services de toutes sortes qui emploient une part croissante de la main-d'oeuvre : du commerce de détail au divertissement, de l'assurance-vie à la mécanique automobile. La concentration des grandes entreprises exige un personnel administratif beaucoup plus nombreux dans les sièges sociaux, ce qui entraîne la construction, au centre-ville de Montréal, de plusieurs nouveaux édifices de bureaux et même des premiers gratte-ciel de type américain, comme celui de la Sun Life, qui sera achevé en 1933.
L'une des grandes industries du XXe siècle, la fabrication d'automobiles, échappe toutefois au Québec. Les entreprises américaines, qui dominent cette industrie, installent toutes leurs usines canadiennes en Ontario. Leurs homologues de plusieurs autres secteurs font de même, de sorte que l'Ontario obtient les deux tiers des usines américaines implantées au Canada et le Québec, seulement le sixième. C'est toutefois ici que Pratt & Whitney Canada décide de s'installer, en 1928, annonçant ainsi le développement de l'aéronautique qui va demeurer, elle, concentrée au Québec. Pour l'heure, Toronto profite de cette situation nouvelle et se pose désormais en rivale de Montréal, qui conserve une certaine avance dans les années 20. En fait, ce n'est qu'en 1976 que la population des deux villes se rejoindra, autour de deux millions et demi d'habitants chacune, avant que Toronto ne prenne définitivement le dessus.
Les entrepreneurs francophones, jadis nombreux, et leurs PME font de moins en moins le poids dans un univers marqué par la concentration des capitaux.
Nous sommes en 1928. Dans un an éclatera le fameux krach d'octobre, qui engendrera la grande dépression. Le taux de chômage, qui n'était que de 3 % en 1929, va être propulsé à 27 % en 1933. D'autres chiffres ? 7 % des Canadiens français étaient propriétaires d'une entreprise en 1921. Ils ne seront plus que 5,3 % en 1931. Mais pour l'instant, c'est dans un contexte encore prometteur, avant les malheurs de la crise, que le journal LES AFFAIRES s'apprête à entrer en scène.
Des parties de ce texte ont été publiées dans L'Annuaire du Québec des Éditions Fides (Québec 2000, p. 97-100).
Ce texte a été publié il y a 10 ans à l'occasion du 75e anniversaire du journal Les Affaires.