Publique ou privées, de grandes institutions ont aidé à façonner le paysage économique du Québec tout au long du XXe siècle.
Par François Normand
Sans les grandes institutions qu'il a générées, le Québec moderne ne serait sans doute pas la société dynamique, innovatrice et prospère qu'il est devenu aujourd'hui.
Lorsqu'on parle de grandes institutions, on pense à des sociétés d'État comme Hydro-Québec, la Société générale de financement du Québec (SGF), Investissement Québec ou la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDP), qui ont soutenu le développement économique aux quatre coins de la province. On pense aussi aux entreprises privées (Desjardins, la Banque Nationale, etc.) qui y ont elles-mêmes puissamment contribué depuis le début du siècle et qui font également figure de véritables institutions.
L'intuition d'Adélard Godbout
Le premier ministre libéral Adélard Godbout prend une décision historique lorsque son gouvernement décide d'exproprier les avoirs électriques et gaziers du monopole privé de la Montreal Light, Heat and Power et de créer Hydro-Québec, le 14 avril 1944.
Les Québécois francophones venaient de se doter collectivement d'un outil de développement économique sans pareil. Il faudra toutefois attendre la seconde phase de l'étatisation de l'électricité, le 1er mai 1963, sous le gouvernement libéral de Jean Lesage, pour que la société d'État atteigne sa vitesse de croisière.
Nous sommes au coeur de la révolution tranquille. Le Québec est en ébullition. Tout va vite, même la demande d'électricité qui s'accroît à un rythme d'environ 7 % par année. Cela signifie qu'Hydro-Québec doit doubler sa capacité de production tous les 10 ans.
On construit alors, l'un après l'autre, trois grands complexes hydroélectriques qui stimuleront la croissance économique et offriront des emplois à des centaines de milliers de travailleurs : Manic-Outardes, sur la Côte-Nord, Hamilton Falls (rebaptisé Churchill Falls), au Labrador, et le complexe La Grande Rivière, à la Baie James.
Même si ses projets sont moins spectaculaires de nos jours, Hydro-Québec continue à jouer un rôle majeur au Québec. La société d'État a de nouveau plusieurs projets sur la table, notamment à la Baie James, au Labrador (avec Terre-Neuve) et même au Nouveau-Québec. Elle pourrait aussi se lancer sous peu dans l'exploration pétrolière et gazière dans le Golfe du Saint-Laurent.
Caisse de dépôt et autres poids lourds
Caisse de dépôt et autres poids lourds
Créée le 6 juillet 1962, la SGF joue aussi un rôle important. Ses premiers placements en 1963 sont très diversifiés : construction mécanique, alimentation, textile, produits forestiers, matériel électrique, meubles, propriétés mobilières, sidérurgie, etc. C'est une figure de proue au Québec, Gérard Filion, l'ancien directeur du Devoir, qui va en assumer la présidence.
À la fin des années 60, la SGF décide d'orienter ses investissements dans le développement technologique. Il y aura une autre remise en question au début des années 70, avec le choc pétrolier, alors que la société d'État décide de se concentrer dans trois secteurs : l'industrie lourde, l'appareillage électromécanique et l'industrie du papier journal.
En 1998, le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard restructure la SGF. Elle intègre alors quatre autres sociétés d'État à caractère industriel : Rexfor, Soquem, Soquip et Soquia. La même année, la SGF annonce aussi un ambitieux plan quinquennal pour réaliser des investissements de 10 milliards de dollars (G$) en cinq ans au Québec. La SGF a cependant connu des ennuis avec certains de ses projets les plus ambitieux (Technodôme, usine de semi-conducteurs de Mosel Vitelic) et des voix s'élèvent pour remettre maintenant son rôle en question.
Encore plus importante aura été toutefois la création de la Caisse de dépôt, en juillet 1965, également sous Jean Lesage. Ce dernier dira d'ailleurs en 1970 que la création de la Caisse "a été le plus grand service que j'ai rendu au Québec. Elle a littéralement sauvé la province de la banqueroute".
Son impact est majeur. Elle stabilise le marché de la dette publique en réduisant l'écart de taux d'intérêt entre les emprunts du Québec et ceux de l'Ontario. La création de la Caisse a aussi permis à l'État québécois de se libérer de l'emprise du syndicat financier de la rue Saint-Jacques, à Montréal, qui faisait à l'époque la pluie et le beau temps.
Enfin, en plus de pouvoir canaliser des fonds importants dans l'économie québécoise, la Caisse a permis à de nombreux financiers francophones de travailler dans la haute finance. Dans les années 60, le milieu était encore dominé par les anglophones. Pour les francophones, les possibilités de carrière y étaient plutôt limitées.
Depuis les années 60, la Caisse joue un rôle important dans l'émergence du Québec inc. Elle contribue à la croissance de plusieurs entreprises québécoises comme Provigo, Vidéotron, Domtar, Gaz Métropolitain, Cascades, Tembec ou Canam Manac.
Sous la direction de Jean Campeau (1980-1990), elle devient plus active dans le secteur privé, pour le meilleur et pour le pire, comme avec Steinberg. Sous la direction de Jean-Claude Scraire (1995-2002), la Caisse prend de l'expansion en créant entre autres des filiales qui prennent des participations dans des entreprises et en ouvrant des bureaux à l'étranger.
Pendant cette période, l'actif de la Caisse augmente de façon marquée au point d'atteindre près de 140 G$ en 2002. Toutefois, l'éclatement de la bulle techno fait très mal à la Caisse, principalement à cause du controversé investissement dans Quebecor Media pour l'achat de Vidéotron. Le nouveau patron, Henri-Paul Rousseau, compte d'ailleurs recentrer la Caisse sur son rôle de fiduciaire.
Officiellement créée en 1998, Investissement Québec est devenue une véritable banque d'affaires, un peu à l'image de la Banque de développement du Canada (BDC), dont le siège social se trouve également à Montréal. Et comme la BDC, Investissement Québec s'intéresse essentiellement aux PME. Mais son histoire remonte en fait à plus de 30 ans.
En 1971, le gouvernement Bourassa lançait la Société de développement industriel, ou SDI, lui demandant d'agir comme "prêteur de choc" pour les entreprises québécoises. Après avoir souvent accordé des subventions, à ses débuts, la SDI allait par la suite inventer ses fameuses garanties de prêts, par lesquelles elle cautionnait auprès des banques une partie de l'emprunt consenti à des entrepreneurs. En 1998, 27 ans après sa naissance, la SDI avait investi 7 G$ dans le développement des entreprises québécoises. Pour l'exercice financier 2001-2002, la nouvelle entité, Investissement Québec, a accepté des projets de financement de plus d'un milliard de dollars pour ainsi soutenir des projets d'investissement de 4,5 G$.
D'autres joueurs d'importance
D'autres joueurs d'importance
Les sociétés d'État ne sont pas les seules institutions à avoir façonné notre société. D'autres acteurs peuvent être considérés comme des institutions compte tenu de leur importance dans l'histoire du Québec, au nombre desquelles la Banque Nationale du Canada, la Banque Laurentienne du Canada, le Mouvement des caisses Desjardins, HEC Montréal, Bombardier et le Fonds de solidarité de la FTQ.
La Banque Nationale est fondée en 1859 par des citoyens de Québec. Elle devient une institution bancaire contrôlée par des gens d'affaires francophones qui défendent principalement leurs intérêts. En 1924, la Banque Nationale est ébranlée par une récession, ce qui l'incite à fusionner avec une banque montréalaise, la Banque d'Hochelaga (fondée en 1874). La Banque Canadienne Nationale vient de naître.
La grande transformation surviendra toutefois en 1979, lorsque la Banque Nationale du Canada voit le jour à la suite de la fusion de la Banque Canadienne Nationale et de la Banque Provinciale, elle-même issue de la Banque Jacques-Cartier (1861), de la Banque d'économie de Québec (1848), de la Banque Populaire de Québec (1968) et de l'Unité, Banque du Canada (1972).
Pour sa part, la Banque Laurentienne voit le jour en 1846 à Montréal. Elle a été fondée par Mgr Ignace Bourget, second évêque de Montréal, et par un groupe de 15 notables montréalais issus de différentes communautés linguistiques et confessionnelles.
À l'origine, elle s'appelle la Banque d'Épargne de la Cité et du District de Montréal, une raison sociale qu'elle conservera jusqu'en 1987. Cette année-là, elle prend le nom de Banque Laurentienne et devient officiellement une banque à charte. Elle acquiert les mêmes pouvoirs que ceux des grandes banques à charte qui offrent un ensemble de services commerciaux.
Si la Banque Nationale et la Banque Laurentienne sont essentiellement nées pour faire la promotion des intérêts des gens d'affaires francophones, le Mouvement des caisses Desjardins, fondé en décembre 1900, vise avant tout à défendre les intérêts des ouvriers et des agriculteurs. Aujourd'hui, le mouvement coopératif est devenu la première institution financière du Québec et la sixième en importance au Canada.
HEC Montréal (à l'origine l'École des hautes études commerciales) a aussi joué un rôle important. Fondée en 1907 par la Chambre de commerce de Montréal, l'École a formé des générations de gestionnaires qui ont occupé des postes importants dans les entreprises québécoises au XXe siècle.
Bombardier peut aussi être considérée comme une institution, sans aucun doute le success story industriel de l'économie québécoise, malgré les problèmes que la multinationale éprouve à l'heure actuelle. Bombardier, c'est avant tout la vision d'un homme, J.-Armand Bombardier, qui fonde en 1942 L'Auto-Neige Bombardier Limitée. Mais Bombardier, c'est aussi le travail d'un autre homme, Laurent Beaudoin, qui a vraiment propulsé l'entreprise au-delà des motoneiges qui l'avaient fait naître.
Enfin, le Fonds de solidarité de la FTQ a également fait sa marque dans l'histoire économique récente du Québec. Le Fonds est né, en 1983, de la vision du syndicaliste Louis Laberge, le président de la FTQ de 1964 à 1991. Son objectif principal : investir du capital de risque dans les PME québécoises. Le Fonds a grandement aidé à faire du Québec une terre davantage tournée vers le capital de risque, auquel contribuent dorénavant d'autres sociétés comme les différentes sociétés Innovatech dispersées à travers le Québec.
Ce texte a été publié il y a 10 ans à l'occasion du 75e anniversaire du journal Les Affaires.