À la source de toute innovation, il y a une idée. Mais entre les deux, le chemin peut être long. Pour faire progresser les petits éclairs de génie de ses employés, chaque entreprise doit trouver la méthode qui lui convient.
L'ESSENTIEL : FAIRE CHEMINER LES IDÉES NOUVELLES
La firme technologique montréalaise iBwave consacre près du tiers de ses dépenses annuelles à la recherche et développement. Avec un tel investissement, mieux vaut compter sur une solide structure de gestion de l'innovation !
L'entreprise se spécialise dans les réseaux sans fil intra-muros d'immeubles tels que les tours de bureaux, les aéroports et les métros. Ses logiciels permettent de modéliser un espace en 3D et de simuler le fonctionnement d'un réseau en tenant compte des habitudes réelles des utilisateurs de téléphones cellulaires. Les ingénieurs peuvent par la suite placer les antennes aux bons endroits dans les immeubles et mieux gérer les réseaux.
«Une grande partie de nos nouveautés découlent de demandes de nos clients, note le pdg, Mario Bouchard. Ils nous font part de leurs besoins ou de leurs difficultés, et nous développons des solutions inédites.»
La firme s'est dotée d'un groupe Développement de produits et Innovations, composé des quatre directeurs de chaque gamme de produits. Tout en gérant les produits existants, chaque directeur étudie en tout temps une, deux ou trois innovations. Il doit, avec son équipe, tester le marché, discuter avec les clients, analyser les coûts de développement (en temps et en argent) et évaluer le rendement de l'investissement.
Tous les trois mois, les membres de la direction de l'entreprise se rassemblent pendant une journée «rencontre portfolio» pour étudier les innovations. Sont-elles stratégiques ? Ajoutent-elles de la valeur ? Augmenteront-elles les ventes ? «À la fin de la journée, on fait le top trois des projets et on fonce, explique Mario Bouchard. On réserve aussi certaines idées, qui seront fignolées, puis reconsidérées. D'autres sont tout simplement abandonnées.»
Le modèle semble fonctionner. Depuis six ans, iBwave a un taux de croissance annuel de 41 %. Son produit le plus récent, l'iBwave Mobile Planner, a gagné le prix de l'innovation 2014 du Small Cell Forum, au Royaume-Uni. Cette innovation est d'ailleurs en attente d'un brevet, une démarche qu'entreprend rarement iBwave. «Au début, nous tentions de faire breveter nos innovations, mais ça n'aboutissait jamais, confie Mario Bouchard. Il était difficile de faire accepter qu'il s'agissait d'innovations pures.»
Soumise au Canada et aux États-Unis, la demande de brevet pour l'iBwave Mobile Planner vise à protéger l'innovation, mais surtout à convaincre d'éventuels bailleurs de fonds. «Un brevet, ça étoffe un dossier», conclut Mario Bouchard, qui a cofondé iBwave en 2003.
UN MOTEUR, PAS UN BOULET
Linnovation est le moteur de notre entreprise et nous favorisons une véritable culture de l'innovation dans toute notre équipe», soutient François-Xavier Souvay, fondateur et pdg de Lumenpulse. Forte de 325 employés, dont 175 au Québec, l'entreprise illumine plusieurs constructions de ses éclairages à DEL de haute performance, notamment la Maison symphonique de Montréal, la navette spatiale Atlantis au Centre spatial Kennedy et le spectaculaire pont Sölvesborg, en Suède.
Fondée en 2006 et cotée en Bourse depuis avril dernier (donc pas dans notre classement), Lumenpulse a généré des revenus de 62 millions de dollars au cours de son dernier exercice, clos en avril 2014, et affiche une croissance composée annuelle sur trois ans de 79 %. Dans un tel secteur technologique, l'innovation est cruciale pour la progression de l'entreprise et peut venir de tous les membres de l'équipe.
«Souvent, les travailleurs ne sont pas conscients que la solution qu'ils ont apportée à un problème ou le nouveau procédé qu'ils ont élaboré constitue une innovation, avance le pdg de 44 ans. Nous travaillons à encourager ce réflexe chez eux.»
La direction de Lumenpulse a ainsi institué un prix de l'innovation brevetée (Product Innovation Award) pour inciter les employés à faire connaître leurs inventions et à les documenter. Une fois par mois, un comité évalue les formulaires soumis et détermine si certaines de ces innovations devraient être protégées. Les employés reçoivent un montant d'argent lorsqu'ils dévoilent une innovation. Un autre boni vient s'ajouter si une demande de brevet est déposée et un troisième, plus important, si le brevet est accordé.
Pas de doute, cette firme de Montréal mise à fond sur les brevets pour protéger sa propriété intellectuelle : elle en compte déjà 25, et 51 demandes sont en traitement. Ces dossiers sont gérés à l'interne par un service juridique, en collaboration avec une firme spécialisée de Boston. Celle-ci s'occupe d'aspects techniques, notamment la recherche d'antériorité de brevets qui offre une foule d'informations pouvant être utilisées par l'entreprise.
«C'est important pour mettre sur pied une stratégie de propriété intellectuelle, de développer à l'interne une véritable compréhension du processus d'innovation et d'obtention de brevets, note le pdg. Sans cela, ça devient un boulet qu'il faut faire gérer à l'externe. Et les intervenants extérieurs n'ont aucune idée de toute la démarche qui a mené à une innovation.»
Selon François-Xavier Souvay, un brevet permet un jeu défensif ou offensif. Il peut être utilisé pour se défendre d'une attaque d'un concurrent ou au contraire pour attaquer celui qui ferait un usage non autorisé d'une de nos innovations. «C'est la question qu'on se pose avant chaque demande de brevet : à quoi servira-t-il ? Le brevet doit jouer un rôle stratégique clair pour être utile», conclut-il.
LE RACCOURCI : L'INNOVATION PAR ACQUISITION
Acheter une entreprise pour mettre la main sur ses innovations est une transaction courante pour les grandes multinationales, mais plutôt rare dans les PME. Une bonne acquisition peut pourtant permettre à une entreprise d'avancer à pas de géant.
Michel Guay en est bien conscient. L'entreprise qu'il dirige, gtechna, est actuellement en train d'acquérir une firme du Colorado. Une transaction qui ouvrira de nouveaux marchés, mais dont l'intérêt réside surtout dans l'accès à une nouvelle technologie.
Spécialisée dans les systèmes d'émission électronique de contraventions, l'entreprise montréalaise vend à de moyennes et grandes municipalités. Son système est hébergé sur un serveur dans les locaux du poste de police, et ses logiciels sont installés sur les portables utilisés par les agents. Sa cible d'acquisition, elle, fournit un système semblable, mais à de toutes petites municipalités qui comptent moins de 10 agents de police.
«Cette entreprise héberge les données de ses clients dans le nuage, ce que nous n'avons jamais fait, explique le pdg. Ils peuvent accueillir jusqu'à 200 clients sur un même serveur, et ces derniers n'ont qu'à utiliser les logiciels. Nous souhaitons intégrer cette innovation à notre technologie.»
Des obstacles financiers
Michel Guay n'a pas eu de difficulté à obtenir le financement d'une banque, puisque la cible de gtechna possède une clientèle bien établie. Mais il arrive que la cible soit une entreprise innovante qui ne réalise pas encore beaucoup de profits. Dans un tel cas, le financement peut représenter un obstacle important, soutient Me Guy Rouleau, associé chez BCF.
«Les banques traditionnelles ont des critères axés sur la sécurité du prêt. Il peut donc être difficile de leur faire financer l'acquisition d'une entreprise qui n'a que peu ou pas de profits, en leur expliquant que c'est une innovation que vous achetez, note-t-il. Quant aux fonds de capital de risque, ils exigeront un fort rendement à moyen terme.»
Cela expliquerait en partie le fait que l'innovation par acquisition reste rare chez les PME québécoises. Ces dernières préfèrent souvent établir des partenariats stratégiques, ou encore, acquérir seulement la technologie ou une licence d'exploitation, sans acheter toute l'entreprise.
Il reste que les coûts d'opportunité peuvent dans certains cas justifier l'acquisition d'une entreprise pour ses innovations. «Il faut comparer le coût d'achat avec ce qu'il nous en coûterait en temps et en argent pour développer une innovation équivalente à l'interne, explique Me Rouleau. D'autant plus qu'un tel projet à l'interne n'a aucune garantie de succès.»
En plus, ce type de transaction englobe les employés qui ont développé les nouveaux produits ou procédés de la cible. Il est d'ailleurs crucial de s'assurer de les retenir, puisqu'ils connaissent l'innovation au coeur de la transaction et qu'ils seront essentiels à son intégration dans l'entreprise. Sans oublier qu'ils viennent augmenter la capacité d'innovation de l'entreprise. Combien pariez-vous qu'ils auront d'autres idées porteuses dans l'avenir ?
LA TENDANCE : L'INNOVATION OUVERTE
L'innovation rime généralement avec secret. Pourtant, l'innovation ouverte a actuellement le vent en poupe. Elle peut s'avérer une occasion en or d'accélérer le processus et d'en réduire les coûts.
En matière d'innovation, le plus grand défi des PME est de changer leur mentalité, croit Yan Castonguay, professeur de gestion à l'Université du Québec à Rimouski. «Les PME ont intérêt à se concentrer sur leurs forces et à chercher des partenaires pour bonifier leur processus d'innovation, plutôt que de tout faire seules», conseille-t-il.
Cette forme d'innovation, qualifiée «d'ouverte», est une tendance forte en ce moment. «L'innovation est de plus en plus complexe, coûteuse et pluridisciplinaire, ce qui rend parfois la recherche de partenaires incontournable», explique Benoit Balmana, qui coordonne la plateforme d'innovation ouverte Novacentris.
Sur cette plateforme instituée en 2012 par NanoQuébec, où Benoit Balmana agit à titre de directeur général, des entrepreneurs peuvent carrément lancer des appels à tous lorsqu'ils se heurtent à un pépin technologique ou qu'ils souhaitent entreprendre un projet d'innovation. Déjà, 185 défis industriels ont été soumis à cette communauté de recherche, et 110 entreprises y travaillent en collaboration.
L'innovation ouverte est loin d'être un pis-aller. Yan Castonguay cite l'exemple d'Apple, une société qui ne manque pas de moyens pour innover. Pourtant, elle utilise des piles développées par Sony, des disques durs de Toshiba et même la mémoire de sa grande rivale coréenne, Samsung.
«L'essentiel n'est pas de tout développer en secret, dit-il. Parfois, ce qui importe est d'arriver le plus rapidement possible au marché. Si un partenariat est la meilleure manière de combler ses lacunes et de ne pas se faire battre au fil d'arrivée par ses concurrents, il ne faut pas hésiter !»
Ouvert... ou entrouvert
Pour éviter que l'innovation ouverte ne tourne au pillage des connaissances d'une entreprise, il faut tout de même distinguer le savoir stratégique du savoir qui peut être partagé.
La crainte de perdre un avantage stratégique reste d'ailleurs un des plus grands freins à l'innovation ouverte. «Certains entrepreneurs se disent que s'ils étalent publiquement leurs difficultés ou leurs ambitions, cela pourrait servir leurs concurrents», admet Benoit Balmana. Mais l'équation est bien facile à résoudre, selon lui. «Si je n'arrive pas à solutionner un problème ou à mener à bien un projet d'innovation seul, ça vaut la peine d'ouvrir mon jeu. L'autre option est de se cantonner dans l'échec !»
Il suggère de se faire accompagner par des spécialistes de la propriété intellectuelle. Ceux-ci sauront établir des processus pour assurer que tous les contributeurs au projet d'innovation en bénéficieront équitablement.
LE CASSE-TÊTE : LES BREVETS
Dans l'imaginaire collectif, toute invention mène à un brevet. En affaires, c'est loin d'être le cas. Quand breveter ? Avec quel objectif ? Et à quel prix ? Voilà des questions auxquelles font souvent face les entrepreneurs innovants.
Il y a trois manières principales de protéger sa propriété intellectuelle, explique Patrick Cohendet, professeur à HEC Montréal spécialisé en gestion de l'innovation. Soit on procède par secret industriel, en gardant les connaissances aussi bien cachées qu'une bonne main au poker. Soit on ouvre complètement son jeu, comme vient de le faire Tesla pour sa voiture électrique. Ou alors on fait breveter nos innovations.
Il s'agit d'une décision stratégique de grande importance. «Dans certains secteurs, comme le pharmaceutique, il est indispensable de protéger les innovations par un brevet, poursuit le professeur. Mais dans d'autres domaines, le plus important est d'arriver rapidement au marché. Un produit électronique, par exemple, deviendra obsolète sur le marché après six mois, alors qu'obtenir un brevet prend un an.»
Il faut aussi se rappeler qu'un brevet est une formule, qui explique en détail comment l'innovation a été réalisée. Dans certains cas, ces indications permettraient à un concurrent de reproduire l'innovation, tout en présentant juste assez de différences pour contourner le brevet. Les entreprises préféreront alors ne pas faire breveter leur nouveauté, question d'en garder le secret.
LE SILENCE EST D'OR
Il en coûte généralement de 3 000 à 5 000 dollars pour déposer un brevet provisoire. Une telle démarche est chaudement recommandée par Me Nicolas Sapp, associé du cabinet d'avocats Robic, spécialisé en propriété intellectuelle. «Un brevet provisoire permet de protéger l'innovation le temps de décider si vous allez plus loin, explique-t-il. Cela permet par exemple de réaliser une étude de marché avant de décider de poursuivre les démarches.»
Grâce à cette précaution, on évitera une erreur très courante : trop parler, trop vite. «Certaines personnes vont présenter leur innovation dans un salon professionnel, ou la partager avec des fournisseurs, mais sans leur faire signer une entente de confidentialité, dit-il. Or, dès qu'on a divulgué notre invention, elle n'est plus brevetable.»
Pour prévenir de tels faux pas, Me Sapp suggère de mettre en place une politique de propriété intellectuelle clairement définie. Elle instaurera des règles strictes tant à l'interne qu'à l'externe. Par exemple, tous les employés s'engageront par contrat à respecter le secret industriel. L'accès à certains lieux physiques et virtuels de l'entreprise sera restreint, de même que la circulation de l'information, notamment sur les ordinateurs portables et les téléphones intelligents.
Il faudra aussi établir les règles de propriété intellectuelle. En matière de droit d'auteur, une entreprise est automatiquement propriétaire de ce que produisent ses employés. En matière de brevet, cependant, l'inventeur est propriétaire de ses innovations, à moins qu'un contrat ne stipule autre chose.
À l'externe, chaque individu ou organisation mis au courant de l'innovation devra signer une entente de confidentialité. Cela comprend les bailleurs de fonds, les fournisseurs, les clients et les sous-traitants. Me Sapp rappelle d'ailleurs que les sous-traitants peuvent aussi faire affaire avec les concurrents d'une entreprise.
Des frais à considérer
Si l'entreprise va de l'avant et décide de protéger légalement sa propriété intellectuelle, il lui en coûtera de 25 000 à 30 000 dollars pour un brevet qui couvre les États-Unis et le Canada. Elle devra débourser des sommes similaires pour l'Union européenne. Chaque brevet ne couvre que sa propre juridiction. À cela s'ajoutent des frais de maintien annuels dont le montant diminue d'année en année.
Pour obtenir un brevet, on doit démontrer que l'on a réalisé une «innovation pure». Contrairement à ce qu'on pourrait penser, cela ne signifie pas qu'il faut une invention révolutionnaire. «Environ 90 % des innovations brevetées sont en fait des améliorations d'innovations précédentes», rappelle Yan Castonguay. Autrement dit, même si on n'a pas inventé le bouton, on peut faire breveter le bouton à quatre trous... si on y a pensé le premier !