Entre une petite entreprise et une PME en forte croissance, il y a un monde. Et pour réussir ce passage délicat, des changements à la direction peuvent s'imposer. Que faire, et comment ?
En janvier 2013, le cofondateur d'Opsens, Pierre Carrier, cédait son siège de président à un proche collaborateur, Louis Laflamme, qui occupait alors les fonctions de chef de la direction financière. L'homme de 61 ans n'avait nullement l'intention de se retirer en Floride. Il considérait plutôt que l'entreprise spécialisée dans les capteurs à fibre optique, qui s'apprêtait à percer le marché de l'instrumentation médicale, avait besoin d'un président qui pourrait lui consacrer beaucoup plus de temps. «Depuis 10 ans, je faisais des allers-retours entre ma résidence de la Rive-Sud de Montréal et le siège social de Québec, explique-t-il. Forcément, je n'étais pas au bureau tout le temps. Pour mener à bien la stratégie d'expansion, il fallait quelqu'un de plus disponible.»
Il a vu juste. Grâce à l'OptoWire, un capteur à fibre optique destiné au domaine de la cardiologie, son successeur est en bonne voie de transformer le profil d'Opsens, qui desservait jusqu'ici l'industrie pétrolière. D'ailleurs, devant la percée imminente d'un marché plus lucratif et en très forte croissance, le titre boursier de l'entreprise de 51 employés a bondi de 275 % en 2013. Il est redescendu un peu depuis. (Comme elle est cotée en Bourse, Opsens ne figure pas dans les 300.)
«Avec Louis Laflamme, Opsens est en bonnes mains», souligne celui qui a quitté la présidence du conseil en août, mais qui reste actionnaire. «Nous avons travaillé ensemble sur des projets d'acquisition, et c'est lui qui a orchestré la stratégie quand la société est devenue publique. Il a toute ma confiance.»
Se donner une structure
Bien que ce n'ait pas été le cas chez Opsens, les changements à la direction sont souvent nécessaires parce que le pdg a besoin d'être épaulé pour mener la société à son plein potentiel. «À 25 ou 30 employés, il connaît l'entreprise par coeur et contrôle à peu près tout, remarque Richard Joly, président de la firme de recrutement de cadres Leaders & Cie. Mais quand elle grandit, il peut être vite dépassé.» Même constat pour les collaborateurs de la première heure. «Ils n'ont pas toujours les compétences ni l'expérience pour faire passer l'entreprise à un autre niveau.»
La croissance exige aussi qu'on implante des processus et des systèmes. Car si beaucoup de petites PME fonctionnent sur un mode relativement artisanal, il est impératif de formaliser pour croître, selon Pascal Tremblay, président et associé directeur chez Novacap, une firme d'investissement privé qui gère un actif de 1,2 milliard de dollars. «Les entrepreneurs sont des visionnaires, dit-il. Ils génèrent des idées incroyables. Mais ils n'ont pas tous la personnalité et les connaissances nécessaires pour mettre en place des processus.»
Il cite l'exemple des fondateurs de Google, Larry Page et Sergeï Brin, qui ont embauché Eric Schmidt à la présidence trois ans après la fondation de la techno. Celui-ci est resté en poste de 2001 à 2011, jusqu'à ce que Larry Page reprenne le fauteuil de pdg. «Eric Schmidt a bâti la structure essentielle à la gestion d'une entreprise de grande envergure, tout en coachant les fondateurs», souligne Pascal Tremblay.
Au Québec, une pratique courante pour la formalisation de la gestion et de la production consiste à doter l'entreprise d'un chef de l'exploitation qui devient en quelque sorte le bras droit de l'entrepreneur. C'est ce qui a été fait chez iWeb lorsque cette firme montréalaise d'infrastructures d'hébergement Internet a été privatisée par Novacap et la Caisse de dépôt et placement du Québec en 2011. L'entreprise était déjà d'une taille respectable, avec ses quelque 180 employés et ses revenus de 30 millions de dollars, mais elle prévoyait tripler son chiffre d'affaires dans un proche avenir. Un an après l'arrivée des nouveaux investisseurs, un chef de l'exploitation, Christian Primeau, était embauché, tandis qu'Éric Chouinard, le cofondateur, conservait ses fonctions de chef de la direction.
Il est d'ailleurs fréquent que l'équipe de direction soit modifiée lors de l'arrivée d'un investisseur ou de l'entrée en Bourse. «Quand on devient partenaire d'une entreprise, on sait où on veut être dans cinq ans et ce qu'on veut accomplir, indique Pascal Tremblay. À cet égard, l'équipe de direction est l'élément le plus important.»
Trouver les hommes et les femmes de la situation
Outre le poste de chef de l'exploitation (souvent appelé chef des opérations), les postes les plus pressants à pourvoir en période de croissance concernent généralement les finances, les ventes, le marketing et les ressources humaines, selon Richard Joly. «Un cas typique est le contrôleur. Il est là depuis les débuts et il fait du bon travail, mais il n'a pas de compétences en financement, alors qu'une entreprise en essor doit avoir accès à des capitaux. L'embauche d'un vice-président des finances peut alors être appropriée. Même chose pour les ventes : il faut des gens chevronnés, capables de faire la conquête des grands comptes et de percer de nouveaux marchés.»
Le psychologue d'affaires Pierre Gauthier, de Gauthier Murtada & Partenaires, conseille de revoir méthodiquement l'organigramme de l'entreprise, poste par poste. La première étape, explique-t-il, consiste à définir les responsabilités de chaque fonction, les compétences nécessaires, les objectifs à atteindre et les indicateurs de performance. «C'est la stratégie d'affaires qui dicte les profils recherchés.» Veut-on lancer une nouvelle gamme de produits ? Faire des acquisitions ? Investir un nouveau marché géographique ? Il faut voir si les membres de l'équipe actuelle ont ce qu'il faut. «S'il y a adéquation, l'individu est à la bonne place, dit-il. Sinon, on tente de le déplacer dans une fonction où il pourra apporter sa pleine contribution.»
Évidemment, c'est souvent à l'externe qu'on trouve ce que l'on cherche. Ainsi, iWeb recherchait un chef de l'exploitation ayant de l'expérience dans la grande entreprise et la capacité d'instaurer les processus qui facilitent la croissance. Fort de ses six années passées chez Bell Canada à titre de vice-président, gestion du service et déploiement, puis des ventes, Christian Primeau répondait à ces critères.
Toutefois, la compatibilité culturelle compte tout autant que les compétences et l'expérience. En effet, le candidat le plus compétent sur papier n'est pas toujours celui qu'il faut embaucher, prévient Pierre Gauthier qui, avant d'évaluer les candidats, parle longuement avec le président afin de bien saisir la culture d'entreprise. Son meilleur conseil ? «Allez souper avec le candidat pressenti. Vous le verrez au naturel et vous saurez alors si vous vous imaginez travailler avec lui. Ne vous fiez pas seulement aux tests psychométriques. Ils donnent certains indices sur la personnalité, mais ont leurs limites.»
C'est l'approche que privilégie Novacap lorsqu'elle doit compléter l'équipe de direction des sociétés dans lesquelles elle investit. «Nous allons au restaurant avec les candidats, les amenons visiter l'entreprise, parler avec les dirigeants», énumère Pascal Tremblay, selon qui créer une équipe de direction est davantage un art qu'une science. «L'aspect émotionnel est primordial.»
Chez iWeb, Éric Chouinard et sa conjointe ont même invité Christian Primeau et sa femme à souper avant de l'embaucher ! «C'est important que le courant passe», affirme Éric Chouinard, pour qui le candidat au poste de chef de l'exploitation devait être à l'aise avec la culture d'ouverture et de collaboration de l'entreprise. «Je souhaitais aussi qu'il partage mes valeurs, car nous aurions à travailler étroitement ensemble. Par exemple, il devait accorder beaucoup d'importance au facteur humain.»
Il faut croire que Christian Primeau était l'homme de la situation, car il est devenu président d'iWeb lorsqu'elle a été vendue à l'américaine Internap en novembre 2013. Quant à Éric Chouinard, il a vendu ses parts, puis s'est accordé quelques mois de repos. Il est maintenant fin prêt à repartir en affaires.
Partager le pouvoir
Il reste qu'un des plus grands défis pour le dirigeant d'une entreprise en croissance est de partager le pouvoir, que ce soit avec un bras droit, une équipe de direction renouvelée ou un conseil d'administration. Il doit reconnaître qu'il ne peut pas tout faire seul et accepter l'idée de déléguer, de partager la prise de décisions et d'être challengé par des gens qui sont souvent plus forts que lui dans certains domaines. Ce cheminement, qui le mène à affronter ses propres limites, peut être ardu.
D'ailleurs, certains entrepreneurs ne sont tout simplement pas prêts à s'entourer d'une équipe de direction solide. Ils n'embauchent pas les bons talents, de crainte de recruter meilleurs qu'eux. Ou ils les embauchent, mais ne parviennent pas à les retenir, car ils ne leur laissent pas suffisamment de marge de manoeuvre. «Cela met l'entreprise à risque, constate Richard Joly. Les idées nouvelles sont tuées dans l'oeuf, les initiatives, freinées. Les mauvais résultats s'accumulent.»
Reconnaître ses limites est donc une étape essentielle pour bien faire grandir l'entreprise. «Un entrepreneur m'a déjà dit : "Il faut être suffisamment intelligent pour savoir où on ne l'est pas", dit Pierre Gauthier. Ça résume tout !» Qu'est-ce que j'aime faire ? Quels sont mes points forts ? Dans quoi suis-je moins efficace ? Voilà autant de questions que le fondateur peut se poser. Ensuite, il doit concentrer ses énergies là où il est le plus en mesure de contribuer - est-ce les ventes, le développement des affaires, la R-D ? - et enrichir son équipe avec des compétences complémentaires. Et il vaut mieux ne pas se tromper. Pierre Gauthier rapporte le cas d'un président très fort en ventes qui, devant la croissance, a recruté un vice-président des ventes. «Ils s'obstinaient tout le temps ! Ce qu'il fallait à cette entreprise, c'était un directeur de l'exploitation !»
Une autre condition pour que l'entrepreneur cède du terrain : clarifier les rôles, les responsabilités, les livrables et les indicateurs de performance de chaque membre de l'équipe. Autrement dit, chacun doit connaître les dimensions exactes de son carré de sable, conseille le psychologue d'affaires. «Ainsi, le leader lâche prise plus facilement, car il garde le contrôle.»
Pour sa part, Pierre Carrier, qui est maintenant chef des opérations de la minière Amex Exploration, affirme ne pas avoir eu de difficulté à laisser les rênes d'Opsens entre d'autres mains. «Souvent, les fondateurs voient l'entreprise comme leur bébé et ils ont du mal à s'en détacher. Mais il faut mettre les émotions de côté et regarder la situation du point de vue de l'entreprise : qu'est-ce qui est le mieux pour elle ?»
Cette capacité à se détacher de la société, à la considérer comme une entité à part entière, est une autre clé qui facilite la croissance, selon Anne Geneviève Girard, de la firme de psychologie industrielle et de coaching du même nom. Le fondateur peut très bien continuer à jouer un rôle significatif dans l'organisation tout en confiant les commandes à quelqu'un d'autre. Elle cite l'exemple de CGI, où Serge Godin a cédé son fauteuil de pdg à Michael Roach, tout en restant très actif dans l'entreprise. «Pour que ça fonctionne, il faut une grande complicité et un grand respect entre les deux dirigeants, qui doivent quasiment être des alter ego. Le successeur doit aussi avoir un ego solide, sans toutefois avoir besoin de se trouver sous les feux des projecteurs. En effet, le fondateur, comme c'est le cas de Serge Godin, dispose souvent d'un important rayonnement.»
Collaborateurs loyaux, mais dépassés
Quand on remanie l'équipe de direction pour passer à la vitesse supérieure, on se rend compte parfois que certains collaborateurs du début n'ont pas les compétences, l'expérience ou même la motivation nécessaires. Avec la croissance, les exigences augmentent et il faut affecter des gens plus forts à certaines fonctions. Mais que faire du loyal Jean-Guy, qui n'a jamais compté ses heures ? Le dilemme est un crève-coeur.
«Le dirigeant est déchiré, car il a une allégeance émotive envers les gens qui ont bâti l'entreprise avec lui, dit la psychologue industrielle Anne Geneviève Girard. Il hésite à les rétrograder ou à s'en défaire, même s'il sait qu'ils ne sont plus à la hauteur.» La tentation peut donc être grande de les laisser en poste. Cette solution facile à court terme est toutefois susceptible de se révéler une grave erreur à long terme, prévient-elle, puisque la réalisation de la stratégie pourrait être compromise.
En plus, le fait de ne pas mettre en oeuvre les changements qui s'imposent risque de placer Jean-Guy - tout comme les autres fidèles de la première heure - en situation d'échec. «S'il ne répond pas aux attentes, on lui donne la corde pour se pendre, illustre le psychologue d'affaires Pierre Gauthier. C'est certainement douloureux pour l'ego de Jean-Guy de passer de vice-président à directeur. Mais si on lui présente cela avec délicatesse, il peut comprendre.»
L'idéal, c'est de le repositionner dans une fonction où ses talents pourront mieux s'exprimer. Et quand on lui présente la chose, on pense à préserver son amour-propre en insistant sur la contribution qu'il pourra dorénavant apporter plutôt que de s'attarder sur ses lacunes.
Bien sûr, il se peut que Jean-Guy décide alors de quitter l'entreprise de son plein gré. Il arrive aussi qu'on doive licencier certaines personnes, faute de pouvoir leur offrir un poste qui leur convient. «Une bonne pratique est de leur donner une compensation supérieure au minimum, soutient Anne Geneviève Girard. Il faut traiter correctement ceux qui ont aidé l'entreprise à se rendre où elle est aujourd'hui.»