Voir sa pierre recouvrir les projets architecturaux les plus en vue de New York ; optimiser les transports publics des grandes métropoles européennes ; tester les prototypes de Peugeot et d'Embraer ; ouvrir des usines de pâtes et papiers de 500 millions de dollars en Iran.... Certaines PME québécoises occupent une place plus qu'enviable sur les marchés internationaux. Derrière chacun de ces succès d'affaires se trouve tout un bagage, constitué de rencontres opportunes, d'essais, d'erreurs et de choix stratégiques. Récits de voyage de quatre entreprises du palmarès.
Quand Jean Bélanger et sa femme, Lise Laforce, ont approché Ford avec leur tout nouveau logiciel de simulation temps réel, c'est le monde entier qui s'est ouvert à leur jeune entreprise. OPAL-RT faisait déjà des affaires avec un premier client, l'Agence spatiale canadienne. Toutefois, le couple d'entrepreneurs - ingénieurs de métier -, avait détecté des lacunes dans les simulateurs utilisés par l'industrie automobile que leur technologie pouvait résoudre.
«C'était la fin des années 1990. Les processeurs se démocratisaient, devenant moins chers et plus performants, et c'est dans cet esprit que nous avions imaginé notre produit. Nous voulions que chaque ingénieur puisse avoir son simulateur temps réel sur son bureau», raconte Lise Laforce, vice-présidente.
Après avoir convaincu Ford, puis tous les pôles automobiles du monde, OPAL-RT a utilisé son large réseau de filiales comme levier pour conquérir les secteurs de l'énergie et de l'électricité. Aujourd'hui, 96 % de ses ventes sont réalisées à l'extérieur du Canada.
Comme OPAL-RT, l'entreprise montréalaise GIRO s'avère une réussite commerciale immédiate à l'international en remédiant à un besoin criant de toute une industrie : celui des transports publics. Jean-Marc Rousseau, professeur au Centre de recherche sur les transports de l'Université de Montréal, et un de ses élèves, Jean-Yves Blais, développent en 1979 un logiciel destiné à la gestion des réseaux de transports en commun.
«Ils ont présenté les résultats obtenus avec leur premier client, la Société de transport de Montréal (STM), lors de congrès internationaux. Ils ont vite séduit des villes qui cherchaient à améliorer l'efficacité de leurs horaires d'autobus, dont Stockholm. C'est d'ailleurs pour ce contrat que je me suis joint à l'entreprise comme chargé de projet, au début des années 1980», explique Paul Hamelin, président depuis 2005. Premier marché fidèle, la Scandinavie représente encore 10 % des ventes de GIRO.
Toutes les entreprises ne répondent pas aussi rapidement à l'appel du large. Ce n'est qu'à partir de la deuxième génération que l'entreprise familiale A. Lacroix Granit a commencé à exporter ses matériaux à l'extérieur du Canada. «Quand mon père s'est joint à l'entreprise de son père, à la fin des années 1970, il voulait exploiter le marché du nord-est des États-Unis», relate Simon Lacroix, vice-président. «C'était une époque de projets architecturaux d'envergure, de grandes tours. Ces contrats ont véritablement lancé l'entreprise, qui existait depuis 1962. Ce noyau de clientèle est d'ailleurs resté sensiblement le même depuis ; New York, Washington et Boston, c'est notre pain et notre beurre.»
KSH Solutions fait quant à elle partie des pionnières. Fondée à Shawinigan en 1923 par un ingénieur suisse pour conseiller l'industrie forestière canadienne dans l'élaboration de ses chaînes d'opérations, l'entreprise est amenée dès les années 1940 à élargir ses horizons : Tanzanie, Mexique, Pakistan, Iran, Myanmar, Turquie... «Le monde est dans notre ADN depuis 70 ans !», souligne avec fierté Martin Pereira, président de KSH depuis 2012.
La PME est intégrée à une grande entreprise allemande en 1979, et dispose dès lors des ressources nécessaires pour offrir des projets clés en main encore plus ambitieux, jusqu'à 900 millions de dollars en Indonésie. «Nous faisions tout : les services-conseils, l'ingénierie, l'équipement, la supervision, la conception, jusqu'au démarrage de l'usine.»
L'histoire les amène cependant à se dissocier du géant allemand, et des employés rachètent KSH en 2006. «Nous fournissons encore tous ces services, mais pas dans un même contrat, et les projets que nous convoitons sont de moins grande envergure.» Toutefois, cette expertise liée aux contrats clés en main reste leur principal atout à l'étranger. «Notre équipe de 300 employés gagne encore des projets de 500 M$ contre notre principal concurrent, une firme finlandaise de 6 000 employés !»
Visa pour la réussite
Diversifier les marchés géographiques ou sectoriels est souvent payant. Pendant longtemps, KSH a pu compter sur le seul secteur forestier pour assurer sa croissance. Toutefois, la crise du bois d'oeuvre a amené l'entreprise à diversifier ses activités ces 10 dernières années, dans le secteur de l'énergie tirée de la biomasse, des biogaz et des biocombustibles.
Après que GIRO eut séduit des sociétés publiques de transport européennes, américaines et asiatiques, les opérateurs privés sont arrivés en force vers la fin des années 1980. «Ils nous ont rapidement adoptés, car l'efficacité de nos logiciels leur permettait de remporter des appels d'offres. Aujourd'hui, la clientèle privée représente la moitié de nos revenus annuels de 56 M$», explique Paul Hamelin.
Partir ou rester ?
La diversification n'est pas l'unique approche pour durer. Guillaume Cariou, conseiller en accompagnement d'entreprises à l'international chez Mercadex, souligne l'importance d'actualiser au besoin les marchés dans lesquels on est actif. «Nous travaillons en ce moment avec une entreprise pharmaceutique qui est installée dans une quarantaine de pays. Toutefois, il n'y en a que 12 dans lesquels les efforts de commercialisation s'appuient actuellement sur du solide. Il ne faut pas hésiter à laisser aller certaines activités qui ne font plus de sens, même si c'est très émotif, comme lorsqu'un marché a contribué à nous lancer.»
«On a dû mettre un terme à certaines relations d'affaires, et ça prend beaucoup de courage», acquiesce Pierre-François Allaire, directeur des ventes chez OPAL-RT. Ce n'est pas encore le cas au Brésil, où l'entreprise persiste avec une troisième tentative de partenariat. «Ce pays a un potentiel énorme pour les projets électriques, on a donc investi dans un représentant cette année.»
«Le Brésil est un marché très complexe», renchérit Guillaume Cariou. «Les règles douanières peuvent changer chaque mois ! Difficile de prévoir la rentabilité d'une vente. La stratégie à adopter, bien qu'elle soit coûteuse, est souvent d'ouvrir un bureau sur place pour alléger les barrières à l'entrée.»
C'est ce qu'a fait Martin Pereira en 2000, alors qu'il était directeur de projet pour KSH Solutions. «Nous avons installé notre seul bureau à l'étranger à São Paulo, où travaillent aujourd'hui 60 employés. Le Brésil représente encore le tiers de notre chiffre d'affaires et nous permet de développer les marchés périphériques, comme l'Uruguay.»
Passer par les pays plus petits peut aussi être payant. «Ils sont souvent négligés, alors que leurs règles plus souples accélèrent le développement des affaires, souligne Guillaume Cariou. Une présence dans les marchés moins imposants, tels que le Chili, peut même devenir une porte d'entrée stratégique chez leurs grands voisins, comme l'Argentine ou le Brésil.»
La conquête de contrées lointaines ne correspond pas aux ambitions de tous. Outre l'exportation de blocs de pierre bruts vers la Chine, A. Lacroix Granit concentre la totalité de ses projets internationaux dans le nord-est des États-Unis. «Nous avons la chance d'être tout près du plus gros marché mondial pour l'architecture de pierre naturelle et d'y avoir tissé de solides relations d'affaires», explique Simon Lacroix. Ce minuscule marché géographique représente 75 % des revenus de la PME, et malgré les crises, elle a toujours réussi à tirer son épingle du jeu en suivant les tendances : quand ce n'est pas une tour de 30 étages, c'est la fontaine du mémorial du 11-septembre ou le pavement d'une place publique.
Aucun intérêt pour les Lacroix, donc, à courtiser l'Europe, saturée de concurrents, ou la Chine, où les structures de taxation favorisent les centaines de fabricants locaux, ni même le reste des États-Unis. «Nous avons choisi de maintenir le créneau dans lequel nous excellons et de miser sur notre force : une énorme capacité de production.»
Passer en première classe
Découvrir sa clé de voûte, la force qui nous démarque, est un exercice primordial pour savoir où concentrer nos énergies, assure Guillaume Cariou. A. Lacroix Granit, par exemple, compte sur son usine de 150 000 pieds carrés, et chaque projet d'envergure amène ces tailleurs de pierre modernes à agrandir leurs installations, à inventer de nouvelles machines et à peaufiner leurs techniques. Un seul concurrent nord-américain est en mesure de fournir une production du genre.
«Nous gagnons des contrats tels que celui d'un temple mormon à Philadelphie, un édifice colossal comparable aux cathédrales d'Europe. Mais plutôt que de le fabriquer en 100 ans, nous n'avions que 12 mois !», raconte Simon Lacroix. «L'ampleur des pièces de granit nous a entraînés vers de nouveaux défis volumiques.»
Quant à GIRO, le dynamisme des algorithmes avec lesquels ses logiciels sont conçus lui permet d'extraire des scénarios d'amélioration globale à partir des données d'opération.
«Par exemple, un transporteur de Singapour qui utilisait déjà notre technologie nous a demandé d'analyser sa performance afin d'équilibrer les horaires de ses chauffeurs, et ainsi réduire l'absentéisme. Cette plus-value nous permet de réactualiser notre offre de services auprès d'un même client. Nous pouvons ainsi tenir compte de la réalité de chaque opérateur, que sa flotte compte 1 800 véhicules, comme la STM, ou 5 000, comme celle de Hong Kong», constate Paul Hamelin.
Connaître le terrain
Ainsi, au fameux «connais-toi toi-même» doit s'ajouter une connaissance approfondie des tendances de son secteur.
«Nous organisons des rencontres d'utilisateurs pour nous tenir au fait des besoins en matière de simulation temps réel», explique Lise Laforce. «Parmi les clients d'OPAL-RT, on retrouve les plus grands centres de R-D, qui travaillent avec les Google de ce monde», poursuit Pierre-François Allaire. «Leurs commandes viennent avec une partie de leur vision, un aperçu du développement technologique des cinq, voire dix prochaines années ! Cela nous motive à investir le tiers de nos ressources dans notre propre R-D.»
De son côté, Paul Hamelin regrette que GIRO n'ait pas toujours été suffisamment sensible à l'importance d'assurer une présence locale dans certains pays comme Dubaï ou l'Inde.
OPAL-RT a fait le même constat. En concentrant d'abord son expertise à Montréal, le décalage horaire est vite devenu un obstacle lorsqu'un défaut survenait, par exemple, chez Toyota. La PME a résolu le problème en formant des techniciens locaux. «Ils permettent, d'une part, de répondre aux besoins urgents, et d'autre part, de satisfaire davantage des clients pour qui l'impression d'avoir affaire à une entreprise locale est importante, comme les Chinois», dit Lise Laforce.
Pour sa part, KSH ne compte pas sur un réseau de représentants locaux ; elle s'appuie plutôt sur une centaine d'ingénieurs montréalais d'origines et d'expériences variées. «À nous tous, nous parlons une trentaine de langues», raconte Martin Pereira. «Ça prend des gens curieux et suffisamment motivés pour partir vivre à l'étranger, parfois pendant plusieurs années.»
Prochain arrêt...
«Asie centrale !» OPAL-RT constate que des fonds internationaux se mettent en place pour réformer les systèmes électriques de l'Ouzbékistan, du Kirghizstan et autres pays voisins dont les noms ont la même consonance.
«À l'instar de l'Amérique du Sud ces dernières années, cette partie du monde est intéressante pour la vente de nos outils de simulation sur un horizon de trois ans», estime Pierre-François Allaire. Le directeur des ventes remarque aussi l'émergence des énergies renouvelables au Qatar et aux Émirats arabes unis, qui comptent diversifier leur économie hors du pétrole.
De son côté, GIRO a une approche plutôt sectorielle : «Le transport public connaîtra, ces dix prochaines années, un boom tel que les infrastructures ne suivront pas», prédit Paul Hamelin. Les besoins accrus de trains de banlieue ou encore l'arrivée des véhicules électriques, avec leurs pannes et leur temps de recharge, poseront toutes sortes de défis logistiques aux opérateurs. «Nous serons amenés à pousser plus loin la capacité d'analyse de nos outils pour ces nouveaux modèles, mais aussi à optimiser les infrastructures existantes qui prennent plus de temps à changer, comme les métros.»
Martin Pereira mise quant à lui sur un contrat de 500 000 $ en Indonésie, une région stratégique pour KSH. «Nous avons fait l'erreur, il y a quelques années, de fermer notre bureau de Singapour. Nous comptons sur l'occasion indonésienne pour rouvrir un marché stratégique en Asie», précise-t-il.
Chez A. Lacroix Granit, l'avenir semble aussi radieux que les dernières années. Son usine entame une production de masse jamais vue, destinée à la construction du 220 Central Park, un projet hautement médiatisé de deux tours de copropriétés qui donne à l'entreprise de Saint-Sébastien une visibilité sans pareille. Sans oublier le mégacomplexe immobilier qui surplombera Hudson Yards, à New York, et qui générera de nombreux appels d'offres dans les quatre prochaines années. «On planche actuellement sur 100 contrats en même temps, dit Simon Lacroix. C'est carrément fou : les projets d'envergure tombent du ciel, comme à nos débuts à l'international.»
OPAL-RT
› Rang dans les 300 : 176
› Nombre d'employés : 150
› Croissance du nombre d'employés : 25 %
GIRO
› Rang dans les 300 : 14
› Nombre d'employés : 297
› Croissance du nombre d'employés : 12,1 %
A. Lacroix Granit
› Rang dans les 300 : 202
› Nombre d'employés : 140
› Croissance du nombre d'employés : 7,7 %
KSH Solutions
› Rang dans les 300 : 19
› Nombre d'employés : 280
› Croissance du nombre d'employés : 21,7 %
1. Les 300 c'est...
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14. Durer à l'international