Entrepreneurs, soyez fiers ! Nous sommes allés voir dans vos têtes. Et nous avons aimé ce que nous y avons trouvé : indépendance, désir de briser les conventions et de bâtir... pour conclure que les entreprises naissent de votre volonté de chambouler l'ordre établi.
On s'étonne, il reste encore des cônes orange entreposés dans la cour, à côté de dizaines de panneaux de signalisation de toutes sortes, pour la plupart abimés. Avec tous ceux qu'on voit sur les chantiers de construction de la région de Montréal, on croyait qu'il n'en restait plus un en stock. "Par rapport à la situation normale, la cour est vide", assure Rock Legault, président de Signotech, l'entreprise québécoise spécialisée dans la signalisation la plus active sur les chantiers de construction.
Un long été s'achève pour cette entreprise installée dans le parc industriel d'Anjou. Rock Legault, 46 ans, qui ressemble vaguement à Robert Redford, a l'air serein malgré une saison estivale d'enfer. "Ça roule, dit-il. Mais contrairement aux apparences, les travaux de réfection des routes ne sont pas ce qui nous occupe le plus en ce moment. Ce sont des chantiers de construction, comme celui la 30."
Quand on considère ce qui reste à faire au Québec pour remettre le réseau routier en état, il pourrait se contenter de ramasser les contrats et de planifier sa retraite. Mais il a mieux à faire. Cet ingénieur civil mène une croisade : il veut améliorer la sécurité des employés sur les zones de chantier, qui sont le théâtre de 300 à 400 accidents chaque année. Il talonne le ministère du Transport du Québec pour que celui-ci instaure des normes dans cette industrie, qu'il mette en place de la formation adéquate et un système de qualification pour les entreprises spécialisées. Il est allé jusqu'à faire alliance avec ses concurrents pour former l'Association en signalisation du Québec, dont il est le président.
"Il faut faire bouger les choses", dit-il.
C'est sous cette même impulsion qu'à la fin des années 1990, il a quitté son poste de directeur des opérations de Signotech pour en prendre la direction et sauver l'entreprise de la faillite. Quand il change la méthode de fabrication de panneaux routiers, une autre activité de la PME, ou qu'il bricole une machine pour la rendre plus performante, c'est encore et toujours pour "faire bouger les choses".Si cette attitude a permis à Rock Legault de devenir un homme d'affaires prospère, cela n'en fait pas pour autant quelqu'un d'original. Du moins chez les entrepreneurs. Car il s'agit sans doute de leur trait de caractère le plus marquant.
C'est un des nombreux points qui ressortent de l'enquête que nous avons menée avec le concours de la firme de recherche CROP auprès d'une centaine de chefs d'entreprise. "C'est une chance exceptionnelle pour nous d'avoir eu accès à un tel échantillon", dit Youri Rivest, vice-président chez CROP. Pour l'étude, la firme de sondage a utilisé la base de données de Les Affaires 300.
L'objectif du sondage, le premier du genre à avoir été réalisé avec des dirigeants d'entreprise, était de connaître leurs motivations, leurs craintes et leurs valeurs. Les résultats nous ont permis de dégager un profil général de l'entrepreneur : une personne indépendante, qui veut être maître de sa destinée.
Les trois quarts des entrepreneurs interrogés disent qu'ils ont toujours su qu'ils seraient aux commandes de leur entreprise. Neuf personnes sondées sur dix disent qu'il est essentiel pour elles d'être leur propre patron.
Marc Dutil, président du Groupe Canam, l'entreprise de construction fondée par son père Marcel, se reconnaît dans cette description. "À 14 ans, je vendais des logiciels pour les Mac", dit cet ancien crack de l'informatique. Cette expertise l'a mené jusqu'à New York, où il a fait des affaires dans la vingtaine.
L'entrepreneur a une façon particulière d'appréhender le monde. "Foncièrement, c'est quelqu'un qui veut le changer, ne serait-ce qu'une petite partie. C'est pourquoi l'étiquette d'entrepreneur ne convient pas seulement à ceux qui se lancent en affaires. Il y a aussi les entrepreneurs sociaux", affirme Marc Dutil, qui est un peu les deux. C'est lui qui a fondé l'École d'entrepreneurship de Beauce, et qui a convaincu les gens d'affaires à s'engager, soit en contribuant à son financement, soit en y enseignant.
Éric Brunelle, professeur spécialisé en leadership à HEC Montréal, va plus loin : "D'une certaine façon, les entrepreneurs ont les traits de caractère qu'on retrouve chez les personnes antisociales. Ils veulent casser les règles, sortir du cadre, faire les choses autrement", dit l'universitaire, que ses recherches ont mené à interviewer de nombreux entrepreneurs.
Cinq types d'entrepreneur
Si cette même pulsion anime la plupart des entrepreneurs, ils ne sont pas tous semblables pour autant. "Nous sommes allés creuser la psyché des entrepreneurs, dit Youri Rivest, de CROP. Les résultats nous ont permis de dégager cinq principaux types d'entrepreneur."
Chaque type a son étiquette, qui met en relief ses caractéristiques dominantes : "entrepreneur à succès", "cupide anxieux", "amiral", "gestionnaire tranquille" et "artisan". Les entrepreneurs ont été classifiés en fonction d'une combinaison de quatre facteurs : l'entrepreneurship (bâtir et laisser sa trace) ; le stress (conciliation travail- famille, lourdeur inévitable de la direction d'une entreprise) ; le leadership (prises de décisions, attitude face à l'environnement concurrentiel) et la réussite (le statut social conféré par le fait d'être chef d'entreprise).
Près du tiers de notre échantillon (32 %) est constitué d'entrepreneurs à succès. Comme son nom l'indique, celui-ci se distingue surtout par la réussite. "Il aime la réussite, et il veut le montrer", dit Youri Rivest. C'est aussi quelqu'un qui veut bâtir. Il aime l'autorité que lui confère son statut de dirigeant. Pour lui, l'argent est une bonne manière de mesurer la réussite.
On imagine sans peine Guy Laliberté dans cette catégorie et on y retrouve la plupart des femmes de notre échantillon. Rock Legault, qui a rempli le questionnaire, appartient lui aussi à ce groupe, enclin entre autres à s'offrir les plus récents gadgets électroniques et de belles voitures. "Quand j'ai acheté ma BMW, un employé m'a dit : "Bon, enfin ! Ça montre que l'entreprise va bien !"" raconte Rock Legault.
Le cupide anxieux, qui représente 10 % de notre échantillon, est lui aussi motivé par la réussite et l'argent. Pourtant, il se distingue du fait qu'il fait preuve d'un plus grand leadership. Au contraire de l'entrepreneur à succès, il aime prendre des risques. Mais cela a un prix : il est stressé. C'est lui qui perçoit le plus la menace dans un environnement concurrentiel. Il déteste les tâches liées à la gestion de son entreprise, qu'il vendrait si on lui faisait une offre intéressante. "Le cupide anxieux a de très grandes ambitions sociales. Il est prêt à jouer gros pour les réaliser", analyse Youri Rivest.
Marc Dutil reconnaît que l'argent est un facteur de motivation important pour beaucoup d'entrepreneurs. "À ce sujet, je dis à ceux qui étudient à l'École d'entrepreneurship que c'est facile d'améliorer son style de vie. Ce l'est beaucoup moins de revenir en arrière. Assurez-vous d'avoir un style de vie qui ne nécessite pas, dans les périodes creuses, de piger dans les ressources de votre entreprise."
Entrepreneur et fier de l'être ! Cela pourrait être la devise de l'amiral, le dirigeant qui possède le degré le plus élevé d'entrepreneurship et de leadership. Il aime prendre des risques, mais ne prend jamais de décisions seul. C'est aussi un bon chef de famille. "On pense à Jean Coutu !" dit Éric Brunelle, de HEC Montréal. "C'est dans ce segment qu'on retrouve les entreprises qui ont le chiffre d'affaires le plus important", dit Youri Rivest. Les amiraux constituent 22 % de notre échantillon.
Ils sont tout à l'opposé du gestionnaire tranquille. S'il fallait jouer à "cherchez l'erreur" parmi ces entrepreneurs, le gestionnaire tranquille serait la réponse gagnante. Il est l'antientrepreneur, celui qui a abouti à la tête d'une entreprise à son corps défendant, par une combinaison de circonstances improbable. Pour lui, il n'est pas nécessaire d'être son propre patron, et il n'a jamais caressé l'ambition de se lancer à son compte. Il n'aime pas prendre de risques, et préfère de loin les tâches de gestion. Imaginez le comptable d'une entreprise qui se verrait contraint d'en prendre la direction, faute d'un meilleur candidat. "Ou l'associé le moins entrepreneurial du groupe promu président", suggère Luc Brunet, de HEC Montréal.
"Ils représentent 16 % de l'échantillon. C'est beaucoup. Cela m'a étonné", affirme Youri Rivest.
Ils sont moins nombreux que les artisans, la cinquième catégorie. Ces entrepreneurs sont les plus discrets et les moins enclins à mesurer la réussite en fonction de l'épaisseur de leur portefeuille. "Ils se démarquent par leur frugalité et par leur conservatisme. Le travail et l'éthique sont leurs deux leitmotivs", observe Youri Rivest. Les artisans sont nombreux à dire qu'au Québec, les gouvernements travaillent contre les PME. Du coup, on pense à tous ces entrepreneurs qui oeuvrent dans l'industrie agroalimentaire, à ces petits éleveurs spécialisés et à ces fabricants de fromage qui doivent composer avec une lourde réglementation. On pense à Marie-Josée Garneau, du Canard Goulu, qui, dans une citation savoureuse, disait à l'un de nos journalistes, dans le cadre d'un article sur la bureaucratie, que "les inspecteurs du MAPAQ se prennent pour des agents du KGB".
Les artisans ne sont pas seuls à le penser. C'est un sentiment que partagent près des trois quarts de notre échantillon, qui disent avoir l'impression que les gouvernements travaillent contre les PME au Québec.
Ça nous rappelle aussi la croisade de Rock Legault, qui voudrait bien mettre un peu d'ordre sur les chantiers routiers de la province pour améliorer la sécurité de ses employés.