BLOGUE. Vous comme moi, nous avons une image idyllique du travail en équipe. Si nous travaillons de concert avec les autres, c’est parce que nous additionnons nos talents et pouvons ainsi réaliser des prouesses que, tout seul, nous ne rêverions même pas d’effectuer. Si nous travaillons en équipe, c’est parce que ça nous enrichit aussi sur le plan humain. Ou encore parce que ça nous procure un dynamisme fou.
Vous comme moi, nous avons également une image réaliste du travail en équipe : le collègue incompétent qu’on traîne comme un boulet, l’autre qui nuit au moral de tout le monde avec son indécrottable pessimisme, l’autre encore dont la simple vue nous horripile, etc. Et pourtant, un grand nombre d’entre nous travaillons tout de même en équipe.
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Pourquoi? Oui, pourquoi, au juste? Eh bien, j’ai peut-être trouvé un élément de réponse intéressant, mais je vous le dit tout de go, un élément de réponse qui… fait froid dans le dos! Car, il s’agit de quelque chose qui n’est pas joli à voir…
Je l’ai trouvé dans une étude intitulée – vous allez tout de suite comprendre – Harm on an innocent outsider as a lubricant of cooperation : An experiment. Celle-ci est signée par deux professeurs du Max Planck Institute for Research on collective goods, Christoph Engel et Lilia Zhurakhovska. Elle montre, à l’aide de plusieurs expériences basées sur le dilemme du prisonnier, que ce qui peut souder la coopération de plusieurs personnes n’est pas toujours une chose avouable…
Prenons le temps de quelques explications pour y voir plus clair… Le «dilemme du prisonnier» est un classique de la théorie des jeux. Il caractérise les situations où deux joueurs auraient tout intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l'autre sont si fortes que la coopération n'est jamais sélectionnée par un joueur rationnel. Albert Tucker, un mathématicien américain d’origine canadienne, le présentait sous la forme d’une histoire…
Deux suspects (en réalité, les deux responsables du crime) sont arrêtés par la police. Le hic? Les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre : «Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Et si personne ne se dénonce, vous aurez tous les deux 6 mois de prison».
Chacun des prisonniers a alors logiquement la réflexion suivante à propos de son complice :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, je ferai 10 ans de prison ;
- Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
• « Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
- Si je me tais, je ferai 6 mois de prison ;
- Mais si je le dénonce, je serai libre. »
Et de conclure : «Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer».
Si chacun des complices suit effectivement ce raisonnement, ils écoperont de 5 années de prison, l’un comme l’autre. Mais voilà, s'ils étaient tous deux restés silencieux, ils n'auraient écopé que de 6 mois chacun… Cet exemple montre qu’être purement rationnel et individualiste ne mène pas toujours à la meilleure solution.
Dans le cas qui nous intéresse, M. Engel et Mme Zhurakhovska ont pris les choses un peu autrement. Ils ont confronté des binômes d’étudiants de l’Université de Bonn au choix suivants :
- Si les deux étudiants coopèrent ensemble, ils gagnent chacun 5 euros;
- Si l’un coopère et l’autre pas, celui qui coopère ne gagne rien, et l’autre empoche 10 euros;
- Et si les deux refusent de coopérer, chacun gagne 2,45 euros.
Et ils ont constaté que la majorité préférait ne pas coopérer, tandis que 43,75% des participants prenaient le risque de coopérer.
Mais l’intérêt de l’étude réside dans ce qui suit. Les deux chercheurs ont eu l’idée d’intégrer au dilemme une donnée intéressante : une troisième personne fictive. Ce que ça change? Eh bien, rien, si ce n’est que dans le cas où les deux décident de coopérer, cela va causer du tort à cette troisième personne. M. Engel et Mme Zhurakhovska ont même poussé le vice un peu plus loin, en offrant la possibilité aux deux joueurs de faire varier le degré de coopération, en ce sens que plus les joueurs décident de collaborer ensemble, plus cela fait du mal au pauvre innocent!
Résultat? Passionnant! On pourrait imaginer a priori, comme les deux chercheurs avant leur expérience, que ces nouvelles conditions inciteraient les participants à moins coopérer, se refusant à faire du mal à autrui. Surtout pour une poignée d’euros seulement. Pourtant, ce n’est pas ce qui s’est produit. Pas du tout. Le taux de coopération est demeuré à peu près le même! Et ce, quel que soit l’intensité du mal infligé à la troisième personne!
Tout naturellement, M. Engel et Mme Zhurakhovska ont voulu savoir pourquoi la cruauté dérangeait si peu les participants à leur expérience. Par différentes petites expériences, ils ont pu analyser différents facteurs pouvant déterminer une décision si contre-intuitive. Et ils ont découvert que :
- La réticence à faire du mal, que nous avons tous en nous (à moins d’être un psychopathe diagnostiqué…), n’entre plus vraiment en ligne de compte dans la prise de décision;
- Ceux qui ont le plus envie de coopérer le font d’autant plus volontiers quand ils savent que cela fera, par la même occasion, du mal à une tierce personne;
- Si la coopération des deux cause du tort à une tierce partie, la croyance dans les bienfaits de la coopération et la décision de coopérer sont négativement corrélées. C’est-à-dire que les participants choisissent de coopérer sans pour autant être convaincus que cela va leur être bénéfique.
Incroyable, n’est-ce pas? À croire que nous ne sommes que des monstres de cruauté, qui ont soif de sang et se délectent à l’idée de déchirer la chair des autres à pleines dents.
Les deux chercheurs n’ont, bien entendu, pas sauté à une conclusion aussi simpliste. Ils ont plutôt considéré que l’un des facteurs déterminants dans la décision de deux personnes de collaborer ensemble est notre envie – notre besoin profond peut-être – de nous distinguer des étrangers, voire de leur nuire pour marquer notre «supériorité». C’est triste à dire, mais si collaborer avec une autre personne nous permet d’en écraser une autre, même innocente, alors nous nous prêtons encore plus aisément à cette collaboration…
Peut-être croyez-vous encore que cela ne se vérifie pas dans la vraie vie. Que ce n’est là que le résultat d’une expérience bizarroïde menée auprès de quelques étudiants d’une lointaine université allemande. Qu’une autre étude dira exactement le contraire dans quelques mois, ou années. En ce cas, détrompez-vous au plus vite. Un mot me suffira à vous en convaincre, un mot qui ne date pas d'hier : collusion.
Oui, collusion. Autrement dit, ces fameuses ententes secrètes entre deux ou plusieurs parties au détriment d'une autre.
Un exemple, purement fictif, on s’entend : le propriétaire d’une maison doit faire des travaux chez lui ; il demande des devis à deux ou trois firmes différentes, en commettant l’erreur d’indiquer à l’une d’elles l’identité des autres ; celle-ci entre aussitôt en contact avec ses «compétiteurs», et tous s’entendent allègrement pour une combine très simple, à savoir que deux gonflent leurs prix démesurément tandis qu’un seul propose des prix moindres, mais gonflés tout de même (la différence par rapport au prix normal étant versée équitablement aux deux qui ont surgonflé leurs tarifs). Tout le monde est gagnant, sauf, bien sûr, le naïf propriétaire de la maison…
Quelles leçons tirer de tout cela pour qui se pique de management et de leadership? Une me saute aux yeux, et je vais me contenter de partager celle-ci avec vous : si l’harmonie ne règne pas franchement dans l’équipe que vous pilotez, vous avez peut-être là une piste d’explication de ce qui ne fonctionne pas, et même un moyen d’y remédier…
> Regardez si l’un des membres de l’équipe n’est pas écarté du groupe par les autres. Par l’un ou plusieurs des autres. Si c’est par l’un, il est grand temps d’intervenir, avant que les autres ne se liguent contre la tête de Turc, comme on l’a vu ci-dessus. Si c’est par plusieurs, il est carrément urgent d’agir.
> Écoutez ce qu’a à dire la victime. Puis, ce que le ou les autres ont, eux, à dire, même s’ils seront gênés d’en parler ouvertement. Vous noterez dès lors sans nul doute que la victime ne sait pas ce qu’on lui reproche (elle est, en effet, innocente, c’est ça le drame!), et que les autres, en revanche, en ont une idée assez précise.
> Ayez l’intelligence de comprendre que ce qui vient de se produire est quelque chose de… naturel. Même si cela vous dégoûte. Ne cherchez donc pas à condamner celui ou celle qui a lancé le mouvement de rejet (ça ne sert à rien, ça aurait tout aussi bien pu venir d’un ou d'une autre…).
> Cherchez plutôt à faire comprendre à tous que l’équipe n’atteindra jamais ses objectifs si elle n’est pas unie. Tous les talents sont nécessaires pour réussir, ceux de la victime comme ceux des autres.
> Au besoin, faites jouer le phénomène de collusion à votre avantage. Faites comprendre à tout le monde, par exemple, que la «tête de Turc» contre laquelle ils veulent se liguer ne doit pas être un membre de l’équipe, mais une équipe spécifique d’un de vos compétiteurs. Bref, détournez leur «naturelle cruauté» contre une cible externe, et pas interne.
Qu’en pensez-vous? Cela vous semble-t-il une piste intéressante à creuser?
En passant, Sénèque disait déjà dans La Vie heureuse : «Toute méchanceté a sa source dans la faiblesse»…
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