BLOGUE. Le management d’aujourd’hui est-il adapté aux enjeux de ce début de 21e siècle? Pour Giovanni Schiuma, professeur en innovation managériale, de l’Università della Basilicata (Italie), la réponse ne fait pas de doute : non. Pourquoi? Parce qu’on ne peut plus maintenant percevoir l’employé comme un simple rouage de l’entreprise, «comme le prônait, finalement, Taylor, le père fondateur du management», mais comme un acteur-clé. C’est-à-dire comme un être humain à part entière, fait avant tout d’émotion, et non seulement de raison.
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M. Schiuma est venu exposer ses idées originales à Montréal en début de semaine, à l’occasion du Symposium sur la médiation artistique et l’innovation managériale organisé conjointement par l’organisme Culture pour tous et l’UQÀM. Un événement palpitant auquel j’ai eu la chance d’assister. L’auteur de The Value of Arts for Business (Cambridge University Press, 2011) y a souligné que pour faire preuve de toutes les qualités qui sont actuellement demandées aux managers et à leur équipe – agilité, flexibilité, résilience, imagination, opportunisme,… –, il fallait que ceux-ci acceptent de libérer les émotions qui sont en eux.
«En entreprise, on mesure tout, on prend des décisions basées sur des statistiques, on fixe des objectifs chiffrés. On chasse tout ce qui est flou, intangible. Résultat : plus que jamais, on parle de burn-out, de fatigue chronique, de congés maladie, de démobilisation, etc.», a-t-il dit. Et d’ajouter : «Nous sommes des champions du savoir et du savoir-faire. Reste maintenant à le devenir en matière de savoir-ressentir».
Que veut-il exprimer par-là? Que pour retomber amoureux de notre travail, nous devons, vous comme moi, davantage tenir compte de nos émotions. Car celles-ci détiennent souvent des informations cruciales, pouvant parfois mener à de grandes réussites. Il veut aussi signifier que les émotions sont ce qui nous permet d’être véritablement performant au travail : celles-ci sont liées, entre autres, à la motivation, à l’apprentissage, à la mémoire, ou encore à la résolution de problèmes.
Certes, pensez-vous peut-être, mais tout cela est plus facile à dire qu’à faire. Qui peut, aujourd’hui, laisser ses émotions s’exprimer au bureau? Va-t-on vous écouter si, pour justifier une décision importante, vous expliquez que vous n’avez pas tenu compte des rapports qu’on vous a soumis mais de votre seule intuition? Ou encore, va-t-on vous prendre longtemps au sérieux si vous racontez aux autres que vous avez choisi telle nouvelle recrue juste parce que vous aviez le feeling que c’était la bonne personne pour le poste à combler?
On le voit bien, les émotions sont brimées au travail. Et pour les faire revenir, il faut qu’un changement de mentalité soit opéré. D’où l’idée de M. Schiuma de recourir aux arts pour cela. «Faire entrer l’art dans l’entreprise peut permettre de faire émerger de nouvelles valeurs, et par suite dynamiser la performance globale des managers et des employés», a-t-il dit.
L’art? Oui, l’art. Sous n’importe quelle forme : théâtre, danse, peinture, photographie, littérature, etc. «L’art déclenche en nous une foule d’émotions, et avec elles des réflexions que nous n’aurions jamais eu sans cela. Il nous procure ce que j’appelle les 3E, pour émotion, énergie et expérience», a-t-il indiqué.
Le professeur italien a concocté une méthode pratique pour faire entrer l’art en entreprise, intitulée Initiatives basées sur l’art (Iba). Celles-ci peuvent se présenter sous trois formes distinctes :
- Intervention : action artistique menée sur une journée, à l’image du team-building;
- Projet : action artistique se déroulant sur plusieurs journées;
- Programme : plusieurs projets menés à la suite les uns des autres.
M. Schiuma a de surcroît mis au point une grille – The Arts Value Matrix – visant à bien évaluer les différentes formes d’initiatives envisageables, en fonction des besoins spécifiques de chaque entreprise. Cette grille se présente sous la forme d’un carré à neuf cases, dénommées (en allant de gauche à droite, de haut en bas) : Investissement, Pont, Transformation; Sponsor, Environnement, Développement personnel; Divertissement, Galvanisation, Inspiration.
À noter que la ligne du bas du carré est graduée en trois, afin de mesurer le degré de changement des personnes (bas, moyen et élevé). Idem pour la ligne du côté gauche, histoire de mesurer le degré de développement des infrastructures organisationnelles (bas, moyen et élevé).
Vous comprendrez mieux en découvrant les explications du professeur italien…
> Divertissement : Ça correspond à un spectacle offert aux employés. Le but est très simple : procurer un moment de détente, pour ne pas dire de plaisir. Il y a toujours un impact positif, mais très relatif.
> Galvanisation : L’idée est provoquer un changement dans l’ambiance générale de travail, voire de redonner à certains l’énergie nécessaire pour lancer ou terminer une tâche ardue. «Chez SAP, il arrive qu’on organise un enterrement symbolique et joyeux quand un projet est mené à son terme. Ça marque une étape et ça procure l’envie de se relancer dans un autre», a-t-il illustré.
> Inspiration : L’action artistique doit permettre à chaque personne de se recentrer sur elle-même afin d’être en mesure de mieux comprendre ce qui la motive réellement au travail et à effectuer les changements nécessaires pour, le cas échéant, corriger le tir. L’art devient alors source d’inspiration pour se dépasser.
> Sponsor : Le but est, ici, de réveiller l’attention et l’intérêt de la personne, ou même de l’équipe, pour ce qu’elle fait. L’action artistique vise à souligner les aspects attrayants et bénéfiques du produit ou du service qu’offre cette personne à la clientèle de l’entreprise.
> Environnement : L’importance du design du lieu de travail n’est plus à souligner, tant il est prouvé que plus un espace est agréable à vivre, plus les employés sont performants. Inciter à redécorer ou changer collectivement les bureaux, sous l’œil averti d’un designer, peut donc avoir un effet mobilisateur.
> Développement personnel : Les participants peuvent, grâce à l’initiative artistique, améliorer un de leurs talents. «Jouer dans une pièce de théâtre peut, par exemple, permettre de mieux contrôler son débit de paroles, et donc mieux intervenir lors d’une réunion importante», a-t-il dit.
> Investissement : L’idée est de miser sur l’art pour améliorer les résultats financiers de l’entreprise. «Que serait Apple sans son souci omniprésent du design? Et Ferrari? Et Illy?», a lancé M. Schiuma.
> Pont : Le but visé est d’établir une passerelle entre l’art et les affaires. Il faut que l’action menée permette aux artistes et aux managers de mieux se comprendre, et de voir comment les premiers peuvent contribuer au succès des seconds. Il faut trouver un même langage, puis se lancer dans une collaboration active.
> Transformation : C’est l’étape ultime. L’art fait son entrée dans l’ADN de l’entreprise.
Intéressant, n’est-ce pas? Qui aurait crû a priori que l’art pouvait jouer un tel rôle en entreprise? Pas grand monde, je pense… À se demander d’ailleurs si l’avenir n’appartient pas aux artistes.
En passant, l’écrivain français Jules Renard a dit dans son Journal : «Le savant généralise, l’artiste individualise»…
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