BLOGUE. Vous êtes-vous déjà demandé ce qui déterminait le présent? Je veux dire, vraiment demandé? Peut-être vous êtes-vous alors contenté de la réponse logique : le passé. Fin de la réflexion. Mais, est-ce là la bonne réponse?
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A priori, il semble que oui. Pour ne parler que de nous-mêmes, ce que nous sommes en ce moment-même est le fruit, entre autres, de notre ADN, c’est-à-dire l’héritage de nos ancêtres, et des événements qui ont marqué notre vie jusqu’à présent. Mais est-ce bien tout? Eh bien non. Notre présent est aussi le fruit… du futur! Non, non, je ne suis pas fou. J’ai bien écrit le mot «futur». Plus précisément, notre présent résulte en grande partie de notre vision du futur.
Cette idée pour le moins originale n’est pas de moi. (Dommage, j’aurais bien aimé…) J’en ai pris conscience la première fois grâce au philosophe allemand Friedrich Nietzche, qui a dit, je cite de mémoire : «L’avenir, comme le passé, influe sur le présent». Que voulait-il signifier? Que nous construisons notre présent, jour après jour, en fonction de nos aspirations. C’est-à-dire que les objectifs que nous nous fixons, à plus ou moins longs termes, orientent notre destin. Par exemple, quelqu’un qui rêve d’écrire, un beau jour, un roman va agir en conséquence : il va décider de prendre des cours d’écriture, il va se documenter sur le thème qui lui tient à cœur, il va nouer des liens avec d’autres personnes qui aiment les livres, etc. C’est aussi simple que cela.
La seconde fois, c’est tout récemment grâce à une étude très sérieuse intitulée How the future shaped the past : The case of the cashless society et signée par trois professeurs d’histoire, soit Bernardo Batiz-Lazo, de la Bangor Business School (Grande-Bretagne), Thomas Haigh, de l’University of Wisconsin (Etats-Unis), et David Stearns, de la Seattle Pacific University (Etats-Unis). Celle-ci montre à quel point le présent peut être influencé par le futur, en décrivant minutieusement comment cela s’est produit dans le cas de l’avènement de la monnaie électronique aux États-Unis. Une histoire passionnante…
Si nous effectuons aujourd’hui un grand nombre de nos transactions financières par carte de crédit et par Internet, et bientôt par cellulaire, c’est parce qu’un homme a été convaincu que cela se produirait dans le futur. Cet homme s’appellait Edmund Berkeley. Il travaillait chez Prudential Insurance, et la monotonie des procédures routinières de son travail l’a mené à penser que des machines évoluées pourraient tout aussi bien le faire à sa place, et peut-être même mieux. Il en a parlé à ses collègues, puis tenté de convaincre son employeur de devenir la toute première entreprise à se doter d’un ordinateur. Il a aussi rédigé un ouvrage sur le sujet, en 1949, Giant brains or machines that think. Enfin, il a lancé le sujet au sein de la Life Office Management Association. Il se disait convaincu que l’avenir appartenait aux robots. «Tout cela a fait beaucoup dans l’avancement de l’idée que le futur de la finance passait par l’utilisation accrue d’ordinateurs», indiquent les trois professeurs d’histoire, en s’appuyant sur le livre de JoAnne Yates, Structuring the information age (2005).
M. Berkeley a donc été l’étincelle. Celle-ci a été suivie par une petite flamme, née en 1958 d’un article de la Harvard Business Review titré Management in the 1980s et signé par Harold Leavitt et Thomas Whisler. Les auteurs y prédisaient, entre autres, que «le travail des managers serait plus abstrait, à savoir moins collé à la réalité du terrain, pour accorder davantage d’importance à l’anticipation des tendances à venir» et que «les rapports au travail seraient moins personnels, la loyauté envers l’entreprise serait plus faible et les décisions de la haute-direction seraient plus rationnelles». Pourquoi? Parce que l’ordinateur était appelé à prendre une place grandissante dans les entreprises, ce qui inévitablement changerait les habitudes de travail.
Simultanément, l’idée que les ordinateurs pouvaient être forts utiles est apparue dans le milieu bancaire durant les années 1950. Des chercheurs de ce domaine ont commencé à écrire des thèses sur ce sujet, à l’image de Robert Gregory et Herbert Jacobs et de leur article paru en 1954 dans un rapport du MIT, A study of the transfer of credit in relation to the banking system. Il était évoqué dans celui-ci l’hypothèse d’une société sans chéquier : si les banques réussissaient à transformer les documents en papier sur leurs clients en documents électroniques, il suffirait de relier ensemble différents terminaux d’ordinateurs pour pouvoir consulter ces dossiers n’importe où et n’importe quand, à la vitesse de la lumière; et par suite, on pourrait imaginer une société où les paiements de routine pourraient se faire entièrement de manière électronique. Bref, fini les chèques.
Idée saugrenue? Que non, vu la rapidité avec laquelle elle a fait des émules. Les banquiers ont, en effet, réalisé dans les années suivantes qu’ils allaient droit dans le mur avec les chéquiers. Un exemple lumineux : en 1955, la Réserve fédérale avait traité pas moins de 14 milliards de chèques, dix années plus tard, 22 milliards, et les prévisions pour les années suivantes étaient dantesques. D’autant plus que tout cela avait un coût, estimé au milieu des années 1960 à 3,5 milliards de dollars américains.
Que s’est-il alors passé? Deux personnes ont joué un rôle déterminant dans le passage concret à la monnaie électronique : John Diebold et George Mitchell.
John Diebold a signé le livre Automation en 1952, dans lequel il préconisait l’utilisation de systèmes électroniques programmables dans les entreprises. En 1968, il a fondé un institut de recherche, le Diebold Institute for Public Policy Studies, qui a été à l’origine, entre autres, d’un rapport marquant sur l’impact du Silicon Alley sur l’économie new-yorkaise. Il a ainsi été amené à dire «une société sans monnaie sonnante et trébuchante n’est plus une option, mais une nécessité».
Quant à George Mitchell, il a été nommé en 1961 par le président John Kennedy au poste de gouverneur du Comité de politique monétaire de la Réserve fédérale. Cinq années plus tard, c’est lui qui a alerté les banques que les coûts associés aux chèques allaient exploser, si bien qu’il était devenu urgent d’investir dans des ordinateurs reliés les uns aux autres. Et il a écrit dans une note : «Dans un futur proche, les chèques vont disparaître et les billets en papier comme les pièces de monnaie vont être de moins en moins utilisés».
Résultat? En 1967, l’American Bankers Association (ABA) a lancé une étude de faisabilité à ce sujet. Et l’un de ses hauts-dirigeants, Dale Reistad, en a conclu : «Il est presque inévitable de devoir passer à une société sans monnaie sonnante et trébuchante, et cela devrait pouvoir se faire d’ici 1980». Et aussitôt des ateliers de formation ont été mis en place par un comité spécial de l’ABA pour expliquer à tous les banquiers américains ce que leur réservait le futur.
Voilà… Oui, voilà comment la vision d’un homme, Edmund Berkeley, a changé le présent de ses concitoyens. Le processus peut se résumer aux étapes suivantes :
1. Une personne a une vision;
2. Elle la communique efficacement à ses proches;
3. L’idée ainsi émise se diffuse auprès de personnes influentes;
4. Elle atteint les sphères décisonnelles concernées par le sujet;
5. Elle réussit à convaincre quelques hauts-dirigeants;
6. Elle est mis en application par ceux-ci;
7. Et le grand public l’adopte à son tour.
Les trois professeurs d’histoire soulignent dans leur étude que ce phénomène n’a pas toujours que du bon. On peut ainsi se demander pourquoi, de nos jours, presque toutes les voitures se ressemblent tant, du moins du point de vue du design et des performances. (Pour ceux qui n’en sont pas convaincus, il suffit de leur dire de mieux regarder les publicités automobiles qui passent à la télévision : l’argument de vente est presque toujours les nouvelles options ajoutées au modèle vanté (compartiment réfrigéré, lecteur iPod, volant en cuir rare, etc.).) La raison? L’isomorphisme institutionnel.
L’«isomorphisme institutionnel»? Il s’agit d’un terme concocté en 1983 par Paul DiMaggio et Walter Powell, dans l’article The iron cage revisited : Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields paru dans l’American Sociological Review. Il signifie grosso modo que les entreprises, à force de vouloir se différencier les unes des autres, tombent toutes dans le même travers : pour innover, elles font des études sur les goûts des consommateurs de demain; or, ces études, menées sur des groupes cibles similaires, finissent par donner des résultats semblables; du coup, les dirigeants d’entreprise en tirent des conclusions identiques ; et chacun fait plus ou moins la même chose que les autres. CQFD.
Que déduire de tout cela, pour qui se pique de management et de leadership? Au moins une leçon, à mon avis : avoir une vision est une nécessité pour tout leader qui se respecte. Sans cela, il est voué à jouer un rôle passif par rapport aux événements futurs, il devra se contenter, lui et son équipe, d'être réactif, au lieu d'être un acteur clé. Bref, il va vite se faire dépasser par ceux qui, eux, on une vision.
À cela s'ajoute le fait qu'il vaut mieux être humble, quand on a une idée de ce que nous réserve l'avenir. Avoir conscience que cette vision ne vous est pas propre, que d’autres l’ont sûrement en même temps que vous, vous permettra, peut-être, de mieux comprendre de quoi est fait votre présent, et ce que vous devez faire pour lui donner une orientation bénéfique pour vous et votre équipe. Oui, savoir que le plus grand pouvoir est celui de l’imaginaire pourra vous permettre de grandir, de vous sentir plus serein face à l’inconnu…
L’écrivain français Jules Verne a d’ailleurs dit : «Tout ce qu’une personne peut imaginer, d’autres vont le rendre réel»…
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