BLOGUE. Je vous propose un petit exercice. Répondez aux questions suivantes : Combien de fois par jour consultez-vous vos courriels? Vous réveillez-vous le matin avec votre iPad, histoire de jeter un œil au plus vite sur votre page Facebook? Vous sentez-vous mieux après avoir envoyé une série de tweets? Et mal, si vous vous couchez sans être allé sur Twitter dans l’heure précédente?
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Vous voyez où je veux en venir… Oui, le progrès technologique nous permet d’être connecté aux autres et au monde comme jamais auparavant. Oui, il nous permet d’accomplir mille fois plus de tâches que ce que l’on pouvait faire il y a de cela quelques années seulement. Oui, travailler est de plus en plus simple. Mais voilà, ne s’agit-il là que d’une illusion? Le travail n’est-il pas, au contraire, devenu un enfer quotidien dissimulé sous les apparences charmeuses de gadgets électroniques au design parfait?
Cette interrogation m’est venue la semaine dernière, lorsque j’ai assisté à la conférence intitulée The new office : Virtualisation and life in the cloud, dans le cadre de l’événement Human Potential – The next level of competition organisé à New York par le magazine britannique The Economist. Parmi les conférenciers figurait Sherry Turkle, une femme passionnante qui a signé en janvier dernier son huitième livre, Alone Together – Why we expect more from technology and less from each other, dans lequel elle souligne combien il convient aujourd’hui de prêter attention aux menaces latentes du progrès technologique, dont le symbole actuel est sans nul doute l’iPad d’Apple…
Sherry Turkle est professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston. Elle porte depuis des années un regard aiguisé de psychologue et de sociologue sur la technologie, et en particulier sur les appareils mobiles et les médias sociaux. Son credo : la technologie a un énorme impact sur notre inconscient, et par suite sur notre bien-être en général. Celle qui a été désignée comme l’une des 40 personnes de moins de 40 ans qui changent les Etats-Unis par le magazine Esquire a expliqué à New York en quoi notre relation avec la technologie est ambiguë, au point de nous forcer à redéfinir notre perception de l’intimité et de la solitude…
Ainsi, les récentes avancées technologiques nous permettent de communiquer avec plus de personnes et en moins de temps qu’auparavant. Elles facilitent indéniablement la conversation, du simple fait que des liens peuvent être noués et des discussions engagées d’un simple clic. Mais tout cela - nous l’avons tous expérimenté -, demeure superficiel. «Nous nous servons de tous ces gadgets pour que nous nous sentions ensemble, uni aux autres. Et du coup, quand nous nous trouvons en face de quelqu’un, il nous arrive au bout d’un moment d’avoir envie de sortir notre cellulaire pour consulter notre messagerie : par rapport à une avalanche de retweets et de textos, une simple conversation à deux paraît terriblement ennuyeuse», m’a-t-elle dit.
La professeure du MIT a, bien entendu, de nombreux exemples pour appuyer son propos. L’un d’eux est éclairant : un élève de secondaire lui a déjà confié qu’il se sentait bien dès qu’il commençait à rédiger un texto sur son cellulaire. «Nous avons une petite poussée de dopamine chaque fois que nous nous connectons au Web», a-t-elle souligné.
On le voit bien, c’est notre relation avec autrui qui est en train de prendre une toute nouvelle tournure. Ni plus ni moins. Les sentiments qui nous traversent lorsque l’on tape sur un clavier ne sont pas les mêmes que lorsqu’on s’adresse de vive voix à un autre être humain. Idem, dans un courriel, on échappe au regard de l’autre, on peut s’offrir le luxe d’ignorer ses émotions.
On peut même aller plus loin en ce sens, en affirmant que les nouvelles technologies changent le rapport que nous avons avec nous-mêmes. C’est comme si notre frénésie technologique visait à nous éviter de nous retrouver seul un moment avec nous-mêmes. C’est comme si nous voulions nous évader de nous-mêmes, de notre petite bulle, de notre intimité. Pourquoi? Peut-être de peur – qui sait? – de découvrir la vacuité en nous… «Nous perdons peu à peu de vue la dimension bienfaitrice de la solitude», m’a dit Mme Turkle.
Au bureau, l’une des traductions les plus évidentes de ce nouveau phénomène est ce qu’on appelle le multi-tâches, à savoir cette manie envahissante de vouloir faire plein de choses en même temps, croyant être de la sorte plus productif. Répondre à ses courriels sur son BlackBerry, consulter les nouvelles de l’heure sur son iPad, répondre au téléphone avec son oreillette, tout en songeant simultanément au rapport que l’on doit rendre imérativement le soir-même… Ça vous rappelle quelque chose? Eh oui, c’est devenu notre quotidien, même si nous savons fort bien qu’agir ainsi ne nous mène qu’à bâcler le travail.
«De nombreuses études montrent que le multi-tâches nuit plus qu’autre chose à la performance individuelle. Le hic? C’est que notre vie au bureau est organisée en fonction de l’équipement électronique : on peut faire plus de choses et plus vite, ce qui nous pousse à faire plein de choses en même temps», a-t-elle dit. Comment contrer cela? En arrêtant de confondre vitesse et précipitation. «Il faudrait tout d’abord réaliser que le multi-tâches est une nuisance, et ensuite forcer le changement des mauvaises habitudes de travail qui ont été prises, en empêchant, par exemple, le personnel d’avoir accès à différents gadgets électroniques au même moment. Il faut viser l’uni-tâche!», a-t-elle suggéré.
Plus facile à dire qu’à faire. Qui aujourd’hui va accepter de laisser son BlackBerry dans un tiroir fermé toute une matinée, le temps de travailler à fond sur un dossier important? Ou son iPad, le temps d’une réunion? C’est pourquoi Mme Turkle préconise une politique des petits pas, pour ne brusquer personne : ne pas se servir de son cellulaire lors d’un dîner, prendre le temps de parler avec des collègues dans le couloir, couper la radio et le téléphone quand on conduit, etc. En se mettant davantage en contact avec les autres, on parviendra à minimiser l’importance attachée aux gadgets électroniques. Tel est le secret, d’après la professeure du MIT.
Et une fois cela entrepris, les plus courageux pourront tenter de renouer avec une certaine solitude, dans l’optique de trouver un «mieux-être» au travail… Oui, ceux-là pourront essayer de progresser sans béquille électronique, comme des êtres humains, pas comme des créatures bioniques… Qu’en pensez-vous?
Le poète français Jacques Prévert aimait à dire : «Le progrès : trop robot pour être vrai»…
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