BLOGUE. J’ai une question pour vous : quelle image avez-vous du col-blanc japonais? Celle d’un type qui travaille sans relâche, dévoué corps et âme à son entreprise? Qui s’écroule de fatigue dans le métro, en rentrant du travail? Ou encore, qui se fait seppuku quand, après des décennies de loyaux services, il se fait virer du jour au lendemain? Bref, une image à mille lieues de votre propre réalité? Eh bien, laissez-moi, si vous le permettez, vous ouvrir les yeux…
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Avez-vous déjà entendu parler de Yajima Kintaro? Il s’agit d’un héros de manga inventé en 1994 par Motomiya Hiroshi, qui apparaît dans la série Salaryman Kintaro, qui comprend aujourd’hui également des dessins animés et une série télévisée. Kintaro est à l’origine un voyou qui, à la mort de sa première épouse, tient la promesse qu’il lui a faite juste avant son dernier souffle : rentrer dans le droit chemin, et devenir un simple salarié. Du coup, les débuts de la série décrivaient les tourments quotidiens des employés et des managers japonais des années 1990, qui découvraient, entre autres, que la politique de l’emploi à vie n’était plus tenable par les grandes entreprises et qu’il fallait, pour éviter d’être remercié, faire preuve de d’initiative, pour ne pas dire d’audace, ce qui était «hors-norme» dans la culture traditionnelle du Japon. Ces tiraillements existentiels avaient d’ailleurs fait l’objet, en 1997, d’un article du Financial Times qui avait fait sensation, sous le titre Death of the Salaryman…
Puis, la série a connu une période de déclin, faute de se renouveler véritablement. L’auteur Motomiya Hiroshi a même symboliquement tué son personnage, en le faisant démissionner pour devenir un simple pêcheur. Mais, l’histoire ne s’est pas arrêtée là! Bien au contraire, c’est là qu’elle est vraiment devenue intéressante…
Un beau jour de 2006 – ô surprise! –, Kintaro a ressuscité. Après avoir sauvé la vie d’un ancien patron, il s’est fait proposé un nouvel emploi, cette fois-ci dans la succursale japonaise d’une banque d’affaires américaine, l’INB Bank. Et il s’est trouvé confronté à une toute nouvelle réalité du monde du travail…
Ça commence dès l’entretien d’embauche. Il se présente – «Nippon sarariiman Yajima Kintaro desu!» («Je suis le salarié japonais Yajima Kintaro!», en français) –, et s’attire ainsi des sourires ironiques – «Salarié japonais, eh bien…». Par la suite, il rencontre son supérieur hiérarchique, et le choc est brutal : il s’agit d’une Américaine aux cheveux blonds, Janet Taylor, une femme égoïste et arrogante qui l’invite à faire connaissance le soir-même au restaurant, et qui, là, lui fait comprendre qu’il a tout intérêt à coucher avec elle!
Ouch… Voilà le héros plongé dans un univers cauchemardesque, où l’on se moque de son identité, et, pis, où l’on veut casser sa dignité. «Janet Taylor joue le rôle de la Nemesis de Kintaro, en symbolisant les trois écueils que devra esquiver le héros : l’américanisation, la financialisation et la globalisation du Japon», indique une étude passionnante sur la vie au travail des Japonais dont témoignent les mangas, intitulée Men under pressure et signée par Peter Matanle, professeur de culture japonaise de l’University of Sheffield (Grande-Bretagne), Leo McCann, professeur de management de la Manchester Business School (Grande-Bretagne), et Darren Ashmore, professeur d’anthropologie de l’Akika International University (Japon).
Bien entendu, Kintaro ne se laissera pas faire. Loin de là. Il va , dans un premier temps, chercher à comprendre les nouvelles règles du jeu. Il va notamment découvrir que les valeurs ont radicalement changé par rapport aux décennies précédentes : l’honnêteté est maintenant perçue comme de la naïveté; l’honneur cède le pas à l’égoïsme; la solidarité fait courir à sa perte; etc. Et que l’esprit de compétition sauvage est en train de gagner ses collègues japonais. Bref, que l’homme est en passe de redevenir un loup pour l’homme…
Comment va-t-il s’en sortir? La série Manee Uozu (La Guerre de l’argent, en français) se poursuit toujours, si bien qu’il n’y a pas de réponse définitive à cette interrogation. Cependant, on peut dire que le héros fait face aux innombrables difficultés et au stress qui en résulte en faisant preuve de courage et de résilience.
Par exemple, il parvient à remettre au goût du jour une valeur ancestrale des Japonais, l’unmeikyodotai, un terme qui signifie grosso modo que tout le monde est dans le même bateau et que par conséquent mieux vaut se montrer solidaire les uns envers les autres, sinon tout le monde va périr. Autre exemple : il réussit à montrer la pertinence du nemawashi, un trait culturel japonais qui correspond au fait de prendre le temps de discuter tranquillement avec toutes les parties prenantes avant de procéder à un changement important, dans l’optique de s’assurer du soutien de tout le monde. Au Japon, sans bon nemawashi, aucun changement conséquent ne peut avoir lieu.
«Chaque aventure de Kintaro amène le lecteur à se poser des questions sur sa vie au travail. Quelles sont les valeurs de son entreprise? Comment sont-elles mises en pratique? Correspondent-elles vraiment à celles des Japonais, ou viennent-elles plutôt de l’étranger? Et chaque aventure lui montre comment faire pour se sentir mieux au bureau : pour résister aux pressions des supérieurs hiérarchiques, pour faire face à un collègue narcissique, pour faire avancer un projet, etc.», expliquent les trois chercheurs.
Le lien avec notre propre réalité? Eh bien, je vais me permettre de vous retourner la question : «À votre avis?»…
Ne pensez-vous pas qu’il y a matière à réflexion sur les valeurs qui sont en vigueur dans votre entreprise? Que celles-ci sont façonnées, au moins en partie, par «l’américanisation, la financialisation et la globalisation»? Que celles-ci pourraient être – qui sait? – autres?
Bon, je vous laisse méditer sur ce sujet. Et vous glisse, en passant, une petite phrase de Jean Rostand, tirée de ses Pensées d’un biologiste : «Tout ce que gagne l’homme à connaître ce qu’il vaut, c’est de perdre jusqu’au respect de sa souffrance»…
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