BLOGUE. Vous comme moi, nous avons une fâcheuse manie : quand une de nos idées ou stratégies a permis de résoudre un problème, nous recourons les fois suivantes à la même idée pour surmonter par la suite des difficultés similaires; et quand celle-ci a mené à un échec, nous l’oublions au plus vite. Mais qui nous dit que l’idée en question est réellement bonne (ou mauvaise)? Le succès (ou l’échec) qui a suivi sa mise en application tient-il juste à elle? Pas à un facteur extérieur, hors de notre contrôle?
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En réalité, nous ferions mieux de faire taire en nous cette irrépréssible envie de nous attribuer tout le mérite d’une victoire, ou toute la responsabilité d’une défaite. Si nous étions vraiment logiques, nous devrions analyser à froid les raisons qui ont mené à la perte comme au gain, oui, toutes les raisons, pas juste celles qui nous arrangent bien.
Le hic? C’est que cela est loin d’être facile à accomplir, comme me l’a appris hier une étude palpitante intitulée Sticking with what (barely) works, signée par trois professeurs d’économie de la Brigham Young University, en Utah, à savoir Lars Lefgren, Brennan Platt et Joseph Price. Une étude qui montre à quel point nous avons du mal à être objectifs envers nous-mêmes, ce qui nous mène à commettre de grossières erreurs à des moments cruciaux…
Les trois chercheurs sont, à n’en pas douter, des fans de football. Ils ont scruté à la loupe toutes les statistiques des 11 322 parties de la National Football Ligue (NFL) qui ont eu lieu entre 1985 et 2009, fournies par le site Web NFLData.com. Et ce, avec une idée en tête : les entraîneurs-chefs (coach, en anglais) adoptent-ils toujours la stratégie optimale? Et si «non», pourquoi, et que devraient-ils faire pour corriger le tir?
Je vous vois sourciller d’ici : comment ça, des économistes pourraient dire si une stratégie de football est bonne ou mauvaise? Qu’est-ce qu’ils y connaissent vraiment? Et de manière générale, qui peut dire si une stratégie aurait été plus payante qu’une autre à tel ou tel moment d’un match? Dieu, peut-être, et encore…
Ces interrogations, les trois chercheurs ont en d’emblée tenu compte. C’est pourquoi ils se sont simplifié la tâche en adoptant une approche qui me semble lumineuse. Ils ont considéré qu’une équipe qui a le ballon a deux choix possibles, soit passer le ballon, soit courir avec. Et en fonction du résultat de chaque action, ils ont estimé que c’était le bon choix, ou bien le mauvais, et qu’il aurait dès lors fallu choisir l’autre option.
Ainsi, ils ont noté qu’en moyenne une équipe qui passe le ballon progresse davantage que lorsqu’elle court avec, chaque avancée étant dans le premier cas de quelque 2,6 verges (yards, en anglais). Cela étant, passer le ballon fait courir plus de risques à l’équipe en cas d’échec (le ballon peut être intercepté, le quart-arrière (quarterback, en anglais) peut être plaqué au sol, etc.). «Du coup, les équipes de la NFL ont des styles de jeux qui divergent considérablement, souvent en fonction de la tolérance au risque de l’entraîneur-chef. Les unes misent beaucoup sur les passes, d’autres sur la course, et d’autres veillent à un strict équilibre entre les deux possibilités de jeu», disent les trois chercheurs dans leur étude, en indiquant que la passe survient dans 53,7% des jeux.
Mais, l’important n’est pas là. Il est plutôt dans l’alternance des styles de jeux durant un match. En effet, une équipe ne peut pas se contenter de faire des passes tout au long du match, en se disant que c’est forcément plus payant que de courir avec le ballon, chiffres à l’appui. Une telle stratégie mènerait droit dans le mur, car chacune de ses actions serait prévisible et l’équipe adverse agirait en conséquence. L’idéal est justement d’être imprévisible, seul moyen de déstabiliser un adversaire coriace. Les entraîneurs-chefs le savent bien, mais ce qu’ils ignorent, c’est qu’ils sont beaucoup plus prévisibles qu’ils ne croient!
Pour comprendre ce qui va suivre, un petit cours de statistique au préalable. Pas de panique, c’est beaucoup plus simple que vous ne le croyez a priori. Vous allez voir… Plusieurs fois par jour, nous effectuons à notre insu ce que les statisticiens dénomment des inférences bayesiennes. Des «inférences bayesiennes»? Oui, oui. Derrière ce terme ce cache une démarche logique courante, qui consiste grosso modo à calculer les probabilités d’un événement au fur et à mesure que la situation évolue.
Un exemple, et vous allez tout saisir : une femme fait un test de grossesse. À votre avis, la probabilité que le test soit positif a priori est-il plus élevé chez une femme qui utilise des moyens de contraception que chez une autre qui a eu récemment des relations sexuelles non-protégées et qui souffre de vomissements fréquents? Voilà, sans vous en rendre compte, vous venez de faire une inférence bayesienne. Oui, vous venez de faire l’«estimation a priori d’une hypothèse», à l’image de ce que font les entraîneurs-chefs à longueur de match.
De fait, la situation évolue sans cesse et très vite sur le terrain de football. Il convient de s’y adapter au mieux pour profiter d’une défaillance temporaire de l’adversaire, que ce soit le mauvais positionnement d’un défenseur, la baisse de régime d’un autre, ou encore le coup au moral reçu par l’ensemble de l’équipe adversaire à la suite de votre dernier touché. Le hic? C’est que, comme l’ont découvert les trois économistes, la façon dont s’adaptent les entraîneurs-chefs à une nouvelle situation est prévisible! Elle est même tellement prévisible qu’elle peut être décrite en quatre points :
> Répétition. Les entraîneurs-chefs ont tendance répéter ce qui fonctionne bien, et même ce qui ne marche pas si bien que ça. Dit autrement, ils ne changent de strategie que lorsqu’ils viennent d’encaisser un revers, alors que la logique pure voudrait qu’ils changent de stratégie aussi après un gain.
> Persistance. Les entraîneurs-chefs des équipes performantes vont persister dans leur stratégie, même après avoir subi un revers monumental.
> Über-ambition. Les entraîneurs-chefs vont changer de stratégie quand ils s’attendent dès le départ à une défaite (l’adversaire est sur le papier difficile à battre, par exemple) ou quand ils visent une performance peu réaliste (écraser au score un adversaire de force comparable à la sienne, par exemple).
> Panique. Quitte à perdre, ils vont changer de stratégie en fin de match pour tenter de décrocher la victoire qui, jusque-là, leur échappe de peu.
Comment les trois chercheurs de la Brigham Young University en sont-ils arrivés à de telles trouvailles? Tout bonnement à l’aide de savants calculs sur la corrélation, ou non, entre différents événements, comme cela se fait si souvent en économie. «Tout cela montre que l’entraîneur-chef reçoit un signal positif à chaque succès et qu’il en tient compte immédiatement après, et qu’à l’inverse, ce n’est pas toujours le cas à chaque revers», notent-ils dans leur étude.
Bref, nous sommes biaisés. Nous tous. Vous, moi, les entraineurs-chefs de la NFL. Nous considérons que tant qu’une idée amène des solutions intéressantes elle est valable, et sinon, qu’elle ne vaut rien et qu’il faut vite en trouver une autre. Et ce, même s’il serait plus profitable pour nous de renouveler plus souvent les idées solidement ancrées en nous.
Pas mal, comme découverte, non? Et tout ça, rien qu’en regardant de près des matches de football…
L’ex-entraîneur-chef Mike «Da Coach» Ditka, qui a notamment remporté le Super Bowl en 1985 avec les Bears de Chicago et le titre de Coach of the Year la même année, aimait d’ailleurs à dire tout au long de sa carrière dans le football : «Tant que vous essayez, vous n'avez pas perdu»…
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