BLOGUE. Une fois n’est pas coutume, j’ai bien envie de partager avec vous un concept qui m’est récemment venu à l’esprit, en lisant les Fables attribuées à Ésope, celui qui a servi de source d’inspiration à Jean de La Fontaine. Il s’agit de «l’hypothèse du kairos»…
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Pour commencer, voici la fable en question, titrée Le jeune prodigue et l’hirondelle (Arléa, 2004). Elle est très courte :
«Un jeune prodigue avait mangé tout son patrimoine : il ne lui restait plus que son manteau. À la vue d’une hirondelle – arrivée prématurément – il crut le printemps venu et qu’il n’avait plus besoin de son manteau : il le vendit sans plus attendre. À quelques temps de là, survint le mauvais temps accompagné de grands froids. Et le jeune homme marchait dans la campagne quand il aperçut l’hirondelle : elle était morte de froid. «Tu nous as, dit-il, perdus toi et moi.»
«Il y a péril à agir à contretemps.»
Ainsi, nous pouvons, vous comme moi, nous retrouver en grande difficulté pour n’avoir pas su faire ce qu’il fallait au moment voulu. Agir trop tôt, ou trop tard peut nous mener à notre perte. Et cela, c’est justement l’idée représentée par les Grecs de l’Antiquité sous la forme du dieu Kairos.
Kairos? C’était un dieu au corps de jeune homme qui avait la particularité de n’avoir sur le crâne qu’une longue touffe de cheveux. Quand il passait à côté de quelqu’un, trois scénarios différents pouvaient se produire :
- La personne ne le voyait ou ne le sentait pas à ses côtés, et le laissait donc passer sans s’en rendre compte;
- La personne devinait sa présence, mais ne faisait rien;
- La personne le voyait et, au quart de tour, elle tendait la main pour saisir sa touffe de cheveux, avec succès ou pas.
Autrement dit, Kairos symbolisait grosso modo la chance qui parfois nous frôle et qu’il nous appartient de saisir pour qu’elle nous sourit. Les penseurs grecs s’en sont servis pour illustrer une notion qu’il n’est pas aisé de comprendre, celle du kairos. Je vais tenter maintenant de vous expliquer de ce qu'ils entendaient par là…
Comme on vient de le voir, le kairos est la capacité de tirer profit d’une opportunité lorsqu’elle se présente à nous, mais ce n’est pas tout, c’est également un point de bascule. De fait, le kairos désignait aussi le moment précis où l’on sent qu’on est dans le vrai, ou au contraire dans l’erreur. C’est cette fraction de seconde où l’on acquiert une certitude, ou encore plus globalement où l’on assiste à un renversement de situation. Le kairos a donc deux sens concomitants, à savoir celui d’opportunisme et celui de basculement. Élaborons un peu…
1. Opportunisme. Le kairos fait ici référence à une action, une action rapide, pertinente, efficace. Une action déterminante, qui change la donne. Rappelons-nous les trois attitudes possibles face à Kairos :
- On ne bouge pas. On laisse passer la chance qui s’offrait à nous;
- On tente d’attraper ses cheveux, et on rate notre coup. On arrive donc au même résultat que lorsqu’on ne bouge pas, mais au moins, on a tenté notre chance;
- On tente de saisir les cheveux qui nous frôlent, et on y parvient. La chance est dès lors de notre côté.
Par conséquent, le kairos est la chance qui s’offre à nous et que l’on saisit, ou pas. Il ne dépend que de nous, de notre volonté et de notre talent, pour en bénéficier.
2. Basculement. Le kairos est, là, une sensation. Il correspond à l’émergence d’une conviction en nous. Une situation donnée tourne en notre faveur, et nous en prenons conscience à cet instant précis.
Nombre de penseurs grecs lui accordaient une grande importance. Par exemple, Aristote estimait que «l’homme du kairos est celui de la circonstance». Hésiode disait que le kairos était «tout ce qu’il y a de mieux». Euripide, que c’était «le meilleur des guides dans toute entreprise humaine». Quant à Thucydide, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, il fait mention du kairos à de multiples reprises pour désigner les moments cruciaux où se jouent le destin des cités : déclarations de guerre, négociations d’alliances, trahisons, etc.
Le kairos joue donc un rôle fondamental dans les moments charnières, lorsque les situations sont imprévisibles et hors du commun. Il n’est pas donné à tout le monde de l’attraper en plein vol, mais lorsqu’on y parvient, c’est l’Histoire qui prend une nouvelle tournure. Seuls ceux qui ressentent sa présence et qui y réagissent adéquatement réussissent à faire basculer une situation, à l’image du fin stratège qui décroche la victoire non pas par la supériorité numérique de ses troupes, mais par sa décision d’attaquer le point faible de l’adversaire au bon moment.
Poursuivons maintenant un peu la réflexion ensemble, et demandons-nous s’il y a moyen de relier les deux points, soit l’opportunisme et le basculement…
Le kairos intervient toujours dans le feu de l’action. Quelque chose nous dit que la situation peut basculer en notre faveur, pourvu qu’on fasse immédiatement ce qu’il faut pour ça. On ressent dès lors l’urgence d’agir, pour le meilleur comme pour le pire. Tout se joue là, et on le sait fort bien. C’est à quitte ou double.
On peut donc voir le kairos comme une intuition fulgurante et géniale. Libre à nous de l’écouter, ou pas. Certains prendront peur : ils se demanderont comment il se fait qu’une idée aussi surprenante, voire bizarre, soit apparue dans leur tête, et, effrayés, la rejetteront d’emblée. Sans remord. D’autres, plus vifs, seront dans un premier temps tout aussi surpris, mais se diront qu’elle mérite d’être étudiée, et rien que le fait de commencer à y songer leur procurera un flash les alertant que cette idée est la bonne et qu’il faut tout de suite l’adopter.
On le voit bien, la notion de surprise est importante. La venue de Kairos se fait toujours par surprise. C’est pourquoi, savoir à l’avance que Kairos existe et qu’il peut très bien, un beau jour, vous frôler peut diminuer l’effet de surprise, et donc rendre plus prompt à saisir sa touffe de cheveux. Oui, nous avons là mis la main sur quelque chose d’intéressant, me semble-t-il : plus on fait attention au kairos, plus on sait quand il est susceptible de se produire, et plus on est à même d’en tirer partie. Si bien qu’à la question «Qu’est-ce qui différencie un leader d’un manager de haut niveau?», on peut répondre «Sa maîtrise du kairos». CQFD.
D’où ma modeste proposition de formulation pour le concept de kairos appliqué au management : «C’est l'art de saisir sa chance aux moments cruciaux». Un art qu'il est possible de perfectionner, à condition de croire en Kairos, ou si l'on préfère, en sa bonne étoile. Bref, un art où peuvent exceller les audacieux et les artistes, pour ne pas dire les génies.
Voilà donc ma petite contribution au vaste domaine du management. Une contribution qu'il ne faut surtout pas prendre pour ce qu'elle n'est pas : après tout, il ne s’agit là que d’une hypothèse…
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