BLOGUE. Vous arrive-t-il d’argumenter sans cesse au bureau avec vos collègues ou votre manager à propos de tout et de rien? Vous arrive-t-il d’avoir l’impression de perdre une énergie folle à essayer ainsi de convaincre les autres du bien fondé de vos idées, mais sans vraiment réussir à les convaincre? Oui, vous arrive-t-il d’avoir la sensation que vous avez souvent raison, mais que les autres ne sont pas en mesure de s’en rendre compte? Sûrement, car ça nous arrive à tous.
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D’où vient le problème, à votre avis? De vous? Des autres? Un peu des deux? Bien entendu, il ne peut y avoir de réponse tranchée à cette interrogation existentielle, mais on peut néanmoins affirmer que ce qui vous manque, c’est le maniement de l’art… d’avoir toujours raison! Si, si, c’est bel et bien un art. Du moins si l’on en croit le philosophe allemand Arthur Schopenhauer.
J’ai mis la main hier sur un livret rédigé par Schopenhauer, qui s’intitule justement L’art d’avoir toujours raison (Mille et une nuits, 2000). On y trouve une flopée de conseils pour parvenir à déstabiliser son interlocuteur lors d’une âpre discussion, pour ne pas dire une dispute. Ces conseils sont présentés sous la forme de stratagèmes, tous plus malins les uns que les autres. En voici quelques-uns :
Stratagème 8
«Mettre l’adversaire en colère, car dans sa fureur il est hors d’état de porter un jugement correct et de percevoir son intérêt. On le met en colère en étant ouvertement injuste envers lui, en le provoquant et, d’une façon générale, en faisant preuve d’impudence.»
Stratagème 9
«Ne pas poser les questions dans l’ordre exigé par la conclusion qu’il faut en tirer, mais dans toutes sortes de permutations : il ne peut savoir ainsi où l’on veut en venir et ne peut se prémunir. On peut aussi utiliser ses réponses pour en tirer diverses conclusions, même opposées, en fonction de leur nature.»
Stratagème 10
«Quand on se rend compte que l’adversaire fait exprès de rejeter les questions qui auraient besoin d’une réponse positive pour soutenir notre thèse, il faut l’interroger sur la thèse contraire, comme si c’était cela qu’on voulait le voir approuver; ou tout du moins lui donner le choix entre les deux de telle sorte qu’il ne sache plus quelle est la thèse à laquelle on souhaite qu’il adhère.»
Stratagème 13
«Pour qu’il accepte une thèse, nous devons lui en présenter le contraire et lui laisser le choix : mais nous devons énoncer ce contraire de façon si violente que l’adversaire, s’il ne veut pas cultiver l’art du paradoxe, est obligé d’approuver notre thèse qui, en comparaison, paraît tout à fait probable. Par exemple, il doit reconnaître que chacun doit faire tout ce que son père lui dit. Nous lui demandons alors : «Faut-il en toutes choses désobéir ou obéir à ses parents?» ou si à propos d’une chose il est dit «souvent», nous lui demandons si par ce mot on entend quelques cas ou beaucoup de cas, et il dira «beaucoup». C’est comme quand on met du gris à côté du noir : on dirait du blanc; et si on le met à côté du blanc, on dirait du noir.»
Stratagème 14
«Un tour pendable consiste, quand il a répondu à plusieurs questions sans que ses réponses soient allées dans le sens de la conclusion vers laquelle nous tendons, à déclarer qu’ainsi la déduction à laquelle on voulait aboutir est prouvée, bien qu’elle n’en résulte nullement, et à le proclamer triomphalement. Si l’adversaire est timide ou stupide et qu’on a soi-même beaucoup d’audace et une bonne voix, cela peut très bien marcher. Cela relève du fallacia non causae ut causae [faire passer pour une raison ce qui n’en est pas une]»
Alors, ça vous plaît? Ces ruses concoctées par Schopenhauer font-elles sourire le petit diable qui sommeille en vous? Poursuivons, rien que pour le plaisir…
Stratagème 19
«Si l’adversaire exige expressément que nous argumentions contre un certain aspect de son affirmation, et que nous n’ayons rien de valable à dire, il faut se lancer dans un débat général. Si nous devons dire pourquoi une certaine hypothèse physique n’est pas fiable, nous parlerons du caractère fallacieux du savoir humain et l’illustrerons par toutes sortes d’exemples.»
Stratagème 33
««C’est peut-être vrai en théorie, mais en pratique c’est faux.» Grâce à ce sophisme, on admet les fondements tout en rejetant les conséquences; en contradiction avec la règle a ratione ad rationatum valet consequentia [la conséquence tirée de la raison première valide le raisonnement]. Cette affirmation pose une impossibilité : ce qui est juste en théorie doit aussi l’être en pratique; si ce n’est pas le cas, c’est qu’il y a une erreur dans la théorie, qu’on a omis quelque chose, qu’on ne l’a pas fait entrer en ligne de compte; par conséquent, c’est également faux en théorie.»
Stratagème 34
«Si l’adversaire ne donne pas une réponse directe à une question ou un argument, mais se dérobe au moyen d’une autre question ou d’une réponse indirecte, ou même essaie de détourner le débat, c’est là la preuve évidente que nous avons touché un point faible (parfois sans le savoir…) : de sa part, c’est une façon relative de se taire. Il faut donc insister sur ce point et ne pas laisser l’adversaire tranquille, même lorsque nous ne voyons pas encore en quoi consiste au juste la faiblesse que nous avons décelée.»
Voilà donc matière à réflexion… Pour ceux qui aimeraient aller encore un peu plus loin, je les invite vivement à se procurer ce livret de Schopenhauer, aussi drôle qu’instructif sur la nature humaine. Et ce, à condition qu’ils aient bien en tête l’avertissement suivant : le meilleur moyen d’avoir raison est, à mon avis, d’avoir… objectivement raison!
En passant, le penseur français du 17e siècle Fénelon aimait à dire : «Les insultes sont les raisons de ceux qui ont tort»…
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