On ne le répète sans doute pas assez : il ne suffit pas pour une organisation de recourir aux technologies de l’information (TI) pour que, automatiquement, sa productivité s’accroisse et sa performance s’améliore. Selon des recherches menées par une équipe de chercheurs dont fait partie Suzanne Rivard, professeure à HEC Montréal*, les entreprises et les organismes publics doivent en fait réunir trois grandes conditions pour que les TI leur procurent les dividendes escomptés.
Entrevue réalisée par Réjean Roy
R. Roy : En compagnie de Benoit Aubert (HEC Montréal), Bouchaib Bahli et Anne-Marie Croteau (Université Concordia), et François Bergeron (Télé-Université), vous faites partie d’une équipe de chercheurs qui cherche à définir quelle contribution les TI apportent à la performance des organisations - et, surtout, à quelles conditions cette contribution peut se manifester. Que montrent vos travaux?
S. Rivard : Ils montrent que ces conditions de succès sont triples : ce que l’organisation fait des TI doit correspondre à sa stratégie d’affaires; elle doit mettre en œuvre de bonnes pratiques de gouvernance des technologies; elle doit enfin s’assurer que les technologies déployées seront utilisées en mettant en œuvre des mesures qui permettront d’obtenir l’adhésion des utilisateurs.
Aligner TI et stratégies
R. Roy : Les usages TI d’une organisation doivent être en lien avec sa stratégie d’affaires. Pourriez-vous donner un exemple de ce que cela signifie concrètement?
S. Rivard : On sait que le détaillant américain Amazon s’est doté de formidables applications qui lui permettent, automatiquement, de faire des suggestions d’achat personnalisées aux visiteurs de sa boutique. « Vous avez aimé Apocalypse, La 2e Guerre mondiale? Vous devriez aussi aimer L’Énigme du retour ».
La décision d’Amazon d’implanter ces outils paraît judicieuse sur le plan des TI, parce que ce leader a précisément comme stratégie de créer une relation presque individuelle avec chaque internaute qui achète sur Internet. Si ce détaillant s’était plutôt spécialisé dans le marketing de masse, il aurait jeté son argent par les fenêtres en poursuivant cette avenue technologique.
R. Roy : Comment les organisations devraient-elles aborder l’enjeu particulier de l’alignement entre TI et stratégies d’affaires?
S. Rivard : La première question que les membres de conseils d’administration et les dirigeants devraient se poser n’est pas : « Combien nos investissements en TI vont-ils rapporter? ». C’est plutôt : « Ces investissements cadrent-ils bien avec notre stratégie d’entreprise? » Voilà le point de départ de toute réflexion fructueuse sur ce thème.
Assurer la gouvernance des TI
R. Roy : Ceci nous amène à la deuxième condition de succès que vous avez mentionnée : il faut une bonne gouvernance.
S. Rivard : Les investissements en TI d’une organisation rapportent seulement lorsque ses administrateurs et ses dirigeants assument pleinement les responsabilités qui sont les leurs sur le plan des technologies.
Ceci veut notamment dire que les dirigeants doivent assurer que l’alignement TI-stratégies dont nous venons de parler est réalisé correctement; qu’ils doivent définir, puis gérer, les différents risques associés à la mise en œuvre des projets TI de leur entreprise ou organisme; qu’ils doivent vérifier que les ressources informatiques y sont bien utilisées; et qu’ils doivent mesurer le rendement des sommes investies sur le plan des technologies.
R. Roy : Qu’est-ce que ceci voudrait dire concrètement pour une société qui, par exemple, vend des produits ou des services sur Internet?
S. Rivard : Pour assurer une bonne gouvernance des TI, les dirigeants d’une entreprise de ce type devraient se poser des questions comme : « Est-ce qu’on comprend vraiment ce qu’ajouter telle fonctionnalité apporterait à nos clients? » « Est-ce qu’on devrait concevoir les outils que nous voulons proposer à l’interne ou les faire développer à l’externe? » « Sur quels critères devrait-on se baser pour aller dans un sens ou l’autre? » ou « Qu’a-t-on fait pour limiter les risques que ce projet de développement échoue? »
Soutenir l’appropriation des TI
R. Roy : Troisième condition : pour connaître du succès en matière de TI, les organisations doivent obtenir l’adhésion des utilisateurs.
S. Rivard : En effet, elles doivent veiller à ce que les personnes visées par un nouvel outil ou système se l’approprient, et tenir compte de la manière dont elles se l’approprient.
R. Roy : Vos travaux montrent que les employés, les clients ou les collaborateurs d’une organisation ne réagissent pas nécessairement aux changements technologiques positivement, et qu’ils ne se comportent pas toujours face à ces derniers de la façon anticipée par la direction.
S. Rivard : Tout à fait. Il ne suffit pas, pour reprendre votre exemple de tantôt, d’ajouter une nouvelle fonctionnalité à un site d’achats en ligne pour que celle-ci soit accueillie favorablement par les clients. Toute entreprise doit d’abord se demander si ses clients sont prêts à recevoir une innovation donnée, puis les préparer à son arrivée. Cette entreprise doit aussi être prête à réagir quand elle découvre que les utilisateurs n’assimilent pas tout à fait une nouveauté comme elle prévoyait qu’ils le fassent.
En fait, les clients utilisent parfois une fonctionnalité de manière totalement opposée aux prévisions qui avaient été faites. Par exemple, Amazon a lancé la fonctionnalité « Cherchez à l’intérieur de ce livre » pour mousser ses ventes, mais certains internautes s’en servent carrément pour trouver, gratuitement et rapidement, l’information dont ils ont besoin sur un sujet donné.
Quand cela se produit, les dirigeants d’une entreprise doivent se demander : « Quels sont les effets de ce détournement? » « Est-il si négatif qu’il en a l’air? » « Pourrait-on redresser la situation pour en tirer profit? » Quand on parle d’appropriation, ces questions sont également très importantes.
Les TI dans les organisations du Québec
R. Roy : Comment les organisations québécoises se classent-elles par rapport aux autres sur chacune des trois dimensions que nous venons d’évoquer?
S. Rivard : De manière générale, elles s’occupent bien du pilier « appropriation ». Autrement dit, nos gestionnaires gèrent assez bien le changement TI lorsque celui-ci a trait aux processus d’affaires de leur organisation. Mais ils ont peut-être moins d’expérience dans d’autres types d’activités.
R. Roy : Vous avez par exemple montré que le succès d’un nouveau système dépend en forte partie, dans un hôpital, de la prise en compte des besoins et des attentes des médecins et des infirmières, prise en compte qui n’est pas toujours faite de manière adéquate.
S. Rivard : Oui. On oublie entre autres parfois que les médecins ne peuvent pas vraiment partir trois jours en formation pour se familiariser avec les TI mises à leur disposition. De plus, la manière dont les TI sont pensées ne s’arrime pas toujours parfaitement avec la pratique médicale.
R. Roy : Et en matière de gouvernance? Quelle note peut-on donner à nos organisations?
S. Rivard : La situation paraît moins bonne sur le plan de la gouvernance. On remarque qu’un nombre élevé de projets TI semblent connaître des ratés importants. Cela tient en bonne partie au fait que nos organisations devraient vraiment s’engager dans la gestion des risques associés aux projets TI, une question cruciale à laquelle elles n’accordent pas encore assez d’importance.
R. Roy : La situation est pire ici qu’ailleurs?
S. Rivard : Je ne crois pas. Les organisations québécoises ne connaissent sans doute pas plus de problèmes de gouvernance des TI que les entreprises et les organismes publics d’autres États. En fait, dans un volet comme celui de la gestion des contrats d’impartition, elles sont peut-être plus aguerries que beaucoup d’organisations étrangères.
C’est sans doute sur le plan de l’alignement TI-stratégies que le Québec connaît le plus de difficultés. Beaucoup de hauts dirigeants pensent constamment « alignement » aux États-Unis, mais relativement peu de nos dirigeants semblent avoir développé ce réflexe.
R. Roy : On achète une TI simplement parce qu’elle est nouvelle plutôt que parce qu’elle aidera l’organisation à atteindre ses objectifs.
S. Rivard : Cela arrive, oui. Mais on voit également le contraire, c’est-à-dire beaucoup de méfiance envers les projets TI, dont on comprend parfois mal la nécessité. On perçoit souvent ces derniers comme une dépense plutôt que comme un investissement. Il existe un besoin d’éducation à la fois des dirigeants en matière de TI, mais aussi des spécialistes TI en matière de gestion et de stratégie !
En conclusion, il faut comprendre que les décisions TI sont managériales plutôt que technologiques. Les dirigeants doivent donc les prendre en tenant compte de la vision stratégique de leur organisation, de ses problèmes, des causes de ces problèmes, puis des solutions technologiques qui s’offrent à eux.
*Suzanne Rivard est professeure titulaire à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de gestion stratégique des technologies de l'information (TI).
En octobre 2009, l’Association francophone pour le savoir (l’ACFAS) a reconnu la forte contribution de cette chercheuse à l’avancement des connaissances scientifiques dans le domaine des sciences sociales en lui décernant le prix Marcel-Vincent, du nom du premier président francophone de Bell Canada.
En décembre 2009, le Réseau ACTION TI du Québec et le journal Les Affaires ont pour leur part nommé Suzanne Rivard « Personnalité du mois » dans le secteur des technologies de l’information. Madame Rivard a obtenu cette distinction à cause de la robustesse et l’avant-gardisme de ses travaux, qui font d’elle l’un des principaux chercheurs mondiaux dans son domaine.
Suzanne Rivard détient une maîtrise en administration des affaires de HEC Montréal. En 1983, elle a reçu de l’Université de Western Ontario le premier doctorat canadien jamais décerné au Canada en gestion des systèmes d’information. Sa thèse portait sur la pénétration de l’informatique dans d’autres cercles que celui, restreint, des programmeurs.
La diffusion des résultats de recherche contenus dans cet article est rendue possible par une subvention octroyée par le Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC) à une équipe de chercheurs composée de Benoit Aubert (HEC Montréal), Bouchaib Bahli (Université Concordia), François Bergeron (Télé-Université), Anne-Marie Croteau (Université Concordia) et Suzanne Rivard (HEC Montréal), dans le cadre d'un programme de recherche sur la Gestion stratégique des technologies de l'information.