Mondialisation oblige, les entreprises québécoises doivent de plus en plus souvent négocier avec des partenaires appartenant à d’autres univers culturels que le leur. Par exemple, les gens d’affaires nord-américains ont tendance à aller droit au but lors de tractations commerciales, mais ceux issus d’autres régions cherchent souvent, avant toute chose, à voir s’ils peuvent se fier à leur interlocuteur. Comme nous le verrons dans ce texte, la prise en compte des aspects culturels joue aussi un rôle clé dans le succès des projets entrepris dans le secteur des technologies de l’information (TI).
par Antonio Kappos et Suzanne Rivard,* HEC Montréal
Différentes recherches ont montré qu’en matière de TI, on ne peut pas ne pas parler de culture. Entre autres :
• les concepteurs et les utilisateurs ne se comportent pas de la même manière lors du développement d’un système d’information, selon qu’une culture ou une autre les a nourris depuis leur jeunesse;
• les caractéristiques des technologies qui nous entourent sont notamment fonction de la culture dans laquelle elles ont été mises au point;
• et les TI peuvent elles-mêmes avoir un impact sur la culture des usagers, en les amenant, par exemple, à adopter des pratiques différentes de celles en vigueur habituellement dans leur milieu.
Comme les différents exemples que nous avons repérés à travers le monde le montrent, les organisations qui ne tiennent pas compte du facteur culturel courent un risque élevé que leurs projets en TI échouent. Au contraire, celles qui s’en soucient correctement à tous les stades de leurs initiatives augmentent fortement leurs chances de succès.
Développement TI
Votre fournisseur vous donnera-t-il l’heure juste?
Vous avez embauché une boîte TI externe pour vous assister dans un projet. Vous vous attendez sans doute à ce que son personnel y aille de critiques constructives au moment voulu. Mais ce réflexe n’est pas présent chez tous les travailleurs et il ne l’est pas non plus dans toutes les organisations. Par exemple, une entreprise a été étonnée de constater que les employés du sous-traitant thaïlandais avec lequel elle faisait affaire hésitaient à donner des conseils, voire à poser des questions. À cause de leur respect de l’autorité, ils cherchaient à éviter les situations conflictuelles.
Vous voulez avoir l’heure juste en tout temps? Assurez-vous a priori que votre partenaire soit capable et disposé à vous la donner!
Tout le monde voudra-t-il danser sur le même air?
Il peut arriver que les différents groupes appelés à participer à un projet TI aient de la difficulté à travailler efficacement les uns avec les autres, parce que chacun a une perception différente de la manière dont l’opération devrait être menée.
Par exemple, une entreprise jamaïcaine a confié à une équipe interne de développeurs et à un sous-traitant indien la mission de bâtir un nouveau système d’information. Les Indiens ont mis en place — sans se concerter avec les Jamaïcains, bien que ceux-ci privilégient la gestion par consensus — une approche de développement basée sur le respect strict des échéances qui correspondait à leurs pratiques. Cette décision controversée a causé des conflits qui ont donné lieu à des dépassements de coûts et des retards importants.
Pour réussir un projet, veillez à ce que les membres de votre équipe partagent les mêmes valeurs essentielles.
Avez-vous vérifié deux fois que rien n’a été oublié?
« The Devil is in the details », dit-on, mais il arrive parfois que l’on oublie certains facteurs pourtant criants d’importance.
Ainsi, une entreprise des États-Unis s’est retrouvée dans l’eau chaude après que son siège social eut créé pour sa filiale chilienne un outil incompatible avec les règles comptables applicables au Chili. Une autre compagnie américaine a oublié que pour former des usagers hispanophones, mieux valait leur fournir du matériel... en espagnol.
Évident, tout cela? Peut-être, mais vaut mieux vérifier deux fois si tous les aspects culturels — des plus petits aux plus saillants — ont bel et bien été pris en compte.
Sur le plan usages TI
Cette greffe pourra-t-elle prendre?
Des chercheurs ont montré comment les responsables d’un hôpital singapourien ont dû faire apporter des changements majeurs à un système ERP importé de l’étranger avant que celui-ci puisse être implanté dans cet établissement national : certaines des caractéristiques de ce progiciel allaient à l’encontre des pratiques du personnel.
Dans une veine similaire, des chercheurs ont observé que l’implantation des pratiques de réingénierie des processus conçues aux États-Unis par Michael Hammer et d’autres a rencontré de grandes difficultés dans de nombreuses organisations chinoises. En effet, l’idée qu’on puisse « créer un déséquilibre pour obtenir une amélioration radicale de la performance » allait à l’encontre du principe confucéen voulant que l’on doive en tout temps préserver un équilibre harmonieux entre les divers éléments d’un système.
Pour réussir une greffe TI, il faut donc tenir compte des attentes des utilisateurs. Après tout, le client est roi!
Les TI peuvent changer les mœurs
Finalement, il peut aussi arriver que l’introduction de TI plus ou moins bien adaptées aux pratiques des usagers entraîne une transformation des comportements de ces derniers. Autrement dit, il arrive que le fossé culturel de départ soit comblé par les utilisateurs plutôt que par les développeurs.
Par exemple, l’implantation dans un hôpital d’un système remettant en question le pouvoir respectif des techniciens en radiologie et des radiologistes a mené à un rééquilibrage majeur des rapports entre les deux groupes : les radiologistes se sont mis à communiquer davantage avec les techniciens et à leur donner plus d’autonomie.
Gare aux stéréotypes !
Un gestionnaire en TI averti des écueils culturels qui le guettent en vaut deux! Ce gestionnaire est alors mieux en mesure d’agir d’une façon qui fera en sorte que les caractéristiques culturelles de son organisation, de ses partenaires ou de ses clients n’auront pas d’effet négatif sur le processus de développement des technologies de l’information ou sur l’opération d’implantation de ces dernières.
Mais ce gestionnaire doit aussi prendre garde aux stéréotypes ou aux jugements hâtifs! Il arrive en effet que la culture d’une organisation soit différente, à certains égards, de celle du pays dont elle est issue, ou qu’une division affiche au sein d’une entreprise ou d’un organisme des comportements culturels différents de ceux d’autres entités. En matière de culture, les monolithes sont rares.
*Antonio Kappos est détenteur d’un doctorat en gestion de HEC Montréal. Suzanne Rivard est professeure titulaire à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de gestion stratégique des technologies de l'information (TI).
Pour obtenir plus de détails sur cette recherche, consultez Kappos, Antonio et Suzanne Rivard (2008), « A Three-Perspective Model of Culture, Information Systems, and Their Development and Use », MIS Quarterly, volume 32, numéro 3, septembre, p. 601-634.
La diffusion de ces résultats de recherche est rendue possible par une subvention octroyée par le Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC) à Benoit Aubert (HEC Montréal), Bouchaib Bahli (Université Concordia), François Bergeron (Télé-Université), Anne-Marie Croteau (Université Concordia) et Suzanne Rivard (HEC Montréal) dans le cadre d'un programme de recherche sur la Gestion stratégique des technologies de l'information.