Les propriétaires de Maison Le Grand, qui fabrique des pestos et sauces du même nom, n'ont pas le profil traditionnel des entrepreneurs. Et leur vision de l'avenir est tout aussi atypique que leur parcours.
En effet, le couple Bernard Le Grand et Tatiana Bossy est en train de construire une entreprise prospère... en vue de la vendre. Ils ne veulent pas léguer ce qu'ils ont bâti à leurs enfants.
Leur décision est mûrement réfléchie. Rationnelle. Pourtant, leurs arguments sont aux antipodes des discours qu'on entend habituellement. Combien d'hommes se sont lancés en affaire pour assurer non seulement leur avenir, mais également celui de leur femme et de leur progéniture ? Combien d'entre eux rêvent que leurs descendants continuent, de génération en génération, à faire croître l'entreprise qu'ils ont fondée ?
Chez les Bossy-Le Grand, on rêve autrement. Normal, sans doute, pour un couple dont le parcours ne prédisposait pas aux affaires : il était musicien de jazz (batteur) et elle a étudié en littérature. Cela ne les a pas empêché de découvrir l'ABC de l'entrepreneuriat dans les années 1990. Le couple vivait alors de la vente de sandwichs végétariens sur le Plateau Mont-Royal, dans une simplicité plus ou moins volontaire.
Bernard Le Grand, le cuistot du tandem, développe alors toutes sortes de recettes, dont un pesto aux quatre noix et fromage, particulièrement réussi.
Enceinte de leur troisième enfant, Tatiana Bossy décide de proposer des dégustations dans des commerces du quartier. " Il n'y avait pas de bons pestos sur le marché. J'en vendais beaucoup ! " dit-elle.De Saint-Joseph-du-Lac à Manhattan
Les affaires roulent, le couple cuisine une fois les enfants couchés. Mais un loyer sur le Plateau-Mont-Royal coûte une petite fortune, si bien qu'un comptable suggère à ces urbains bohèmes de déménager à la campagne. Nous sommes en 1997. La famille débarque à Saint-Joseph-du-Lac, au nord-ouest de Montréal, et crée officiellement l'entreprise Maison Le Grand. " Quand tu n'as rien à perdre, tu fonces. Si on avait eu un vrai boulot, ç'aurait été différent. Il faut dire qu'en tant que musicien, j'étais habitué à ne pas avoir beaucoup d'argent ", raconte M. Le Grand.
Aujourd'hui, le portefeuille de produits de l'entreprise compte trois pestos, deux tapenades et trois sauces. Les sachets conçus pour tenir debout sont vendus jusqu'en Colombie-Britannique et dans près de 400 points de vente dans le Nord-Est des États-Unis. On trouve même la marque Le Grand dans les réfrigérateurs du chic épicier Dean & DeLuca, au coeur du quartier SoHo, à New York. Les ventes progressent en moyenne de 20 % par an, mais l'an dernier, elles ont bondi de 30 %. Une croissance que les propriétaires comptent répéter cette année.
Objectif : tout vendre d'ici 7 à 10 ans
Le couple travaille sans relâche pour faire croître la notoriété de ses produits haut de gamme... et les ventes.
" Notre fonds de retraite, c'est notre entreprise ", souligne Mme Bossy. On ne saurait mieux résumer la situation, puisque les entrepreneurs ont décidé qu'ils vendront Maison Le Grand d'ici 7 à 10 ans. " C'est important d'avoir un but ", estime la responsable de la mise en marché des produits et du développement des affaires.
Mais ce n'est pas la seule raison. Au cours de longues discussions portant sur leur avenir et sur celui de leurs enfants - une fille de 18 ans et des garçons de 17 et 13 ans -, le couple a trouvé d'autres " bonnes raisons ".
D'abord, les Bossy-Le Grand ne veulent pas que leurs descendants se sentent obligés de travailler dans l'entreprise. " La vie est assez difficile comme ça. Nous ne voulons rien leur imposer ", explique M. Le Grand. Autrement dit, mieux vaut les laisser faire leur propre choix de carrière.
Et si l'un des enfants désirait réellement s'engager dans les affaires de ses parents ? " Ce serait peut-être un choix fait pour le confort, parce que c'est facile. Nous ne voulons pas ça ", répond Mme Bossy. En outre, cela pourrait occasionner de la jalousie entre les enfants, des iniquités indésirables, des chicanes de famille...
De plus, Tatiana Bossy et Bernard Le Grand comptent bien prendre un jour une " véritable retraite ". Et si la famille reste propriétaire de l'entreprise, ils croient qu'ils seront forcément tentés de donner des conseils et de s'enquérir du déroulement des affaires. Rien de très reposant pour l'esprit ! " Nous ne croyons pas à ça, les enfants qui reprennent le commerce de leurs parents. Souvent, cela ne survit pas à la troisième génération ", conclut la femme d'affaires.
Texte publié le 9 octobre 2010