Pas une journée ne passe sans que les pratiques des ingénieurs québécois ne fassent la manchette. Collusion, corruption... les allégations sont graves. Pour les commenter et répondre au rapport Duchesneau, Les Affaires a réuni les représentants des deux associations d'ingénieurs et de leur ordre professionnel.
DIANE BÉRARD - Pour ou contre la tenue d'une commission d'enquête publique sur la construction ?
MAUD COHEN - Pour. Elle est essentielle. Comme ordre professionnel, nous ne pouvons régler l'ensemble de la situation. Les allégations ne concernent pas que les ingénieurs. Elles concernent plusieurs autres groupes qui ne sont pas nécessairement des professionnels ni des membres d'un ordre professionnel. Elles se rapportent aussi à plusieurs "systèmes" : on parle de collusion, de malversation, de financement de partis politiques, etc. Et, pour l'instant, peu de moyens ont été mis en oeuvre pour évaluer comment ces systèmes ont été établis et comment nous pourrions briser les liens problématiques entre les différents groupes.
JOHANNE DESROCHERS - Ni l'un, ni l'autre. Ce n'est pas à notre association de décider. Depuis le début, nous estimons que tous les moyens dont dispose le gouvernement peuvent être bons. Le gouvernement se doit d'utiliser les bons moyens au bon moment, selon son jugement. C'est sa responsabilité et ce sera sa responsabilité jusqu'au bout. Si une commission devient le moyen, ce sera au gouvernement de décider.
YVES LAVOIE - Pour. Il y a deux ans, lorsque les premières allégations sont sorties, nous avons sondé nos membres : plus de 84 % croyaient que ces rumeurs étaient fondées et 83 % demandaient une commission d'enquête le plus rapidement possible pour comprendre les mécanismes, rétablir les faits et laver la réputation des innocents. Il y a deux ans, nous étions choqués. Aujourd'hui, nous avons passé ce cap. Nous ne demandons plus une commission d'enquête, nous l'exigeons pour rétablir la réputation des innocents. Notre association compte 60 000 membres, dont 12 % oeuvrent en génie-conseil. L'autre 88 % se demande ce qu'il fait dans cette galère et pourquoi on décrie LE génie québécois et non l'infime portion qui mérite d'être sanctionnée. S'il y a quelques pommes pourries, sortons-les ! Ce n'est pas vrai qu'on va laisser pourrir le boisseau au complet. Le génie québécois ne se résume pas à des ponts et des routes !
D.B. - Les allégations du rapport Duchesneau sont-elles exagérées ?
M.C. - On ne peut pas nier le rapport Duchesneau. Son contenu est inquiétant, il mérite qu'on y prête attention.
J.D. - Ce rapport contient des généralités, il reste du travail à faire. On peut dire que le rapport Duchesneau met peut-être en lumière des situations de potentielle dérive. Toutefois, à partir d'une affirmation, on généralise. Combien de membres m'ont dit : "Ce n'est pas ça, le génie-conseil. On ne se reconnaît pas dans ce rapport." Y a-t-il des problèmes ? On serait malvenus de répondre "non", puisqu'on peut en trouver dans tous les secteurs lorsque l'on cherche comme il faut. Mais, de là à affirmer qu'il existe un système, nous avons du mal à y croire. De plus, il faut établir une distinction entre une entreprise de construction et une firme de génie-conseil. La première peut disparaître n'importe quand et revenir, puis faire faillite, et recommencer. Ce n'est pas le cas d'une firme d'ingénierie en raison de toutes ses responsabilités professionnelles. Comment, alors, peut-on imaginer qu'une firme d'ingénierie liée par autant de responsabilités prenne part à un tel système ? Son but est de servir encore le ministère des Transports dans 20 ans. Dans cet esprit, vous ne faites pas n'importe quoi.
D.B. - Vous avez tous des codes de déontologie. Pourquoi attendre la tenue d'une commission publique ? Pourquoi ne pas sévir vous-mêmes ? Souhaitez-vous que la police et le gouvernement fassent le travail à votre place ?
M.C. - Depuis l'été 2009, nous avons ouvert des enquêtes à la suite de demandes faites à l'Ordre relativement à des ingénieurs en particulier. Nous avons aussi ajouté 250 inspections supplémentaires à celles que nous menons déjà. Des inspections au cours desquelles nous vérifions la compétence du membre et lui rappelons certains concepts et notions de déontologie. Par contre, nous ne pouvons enquêter à partir de l'information contenue dans le rapport Duchesneau, puisqu'aucun nom de firme ou d'ingénieur n'est cité. Tout ce que le rapport Duchesneau permet, c'est d'aller à la pêche, et un ordre professionnel n'est pas autorisé légalement à enquêter en "allant à la pêche". Nous pouvons enquêter sur des individus identifiés et non sur des situations. C'est pourquoi nous réclamons une commission publique.
Manque d'ingénieurs au ministère des Transports
D.B. - Comment en sommes-nous arrivés là ?
M.C. - Outre les allégations de collusion, ce que le rapport Duchesneau soulève de très important est la réalité du gestionnaire des infrastructures - le ministère des Transports, les municipalités et autres - qui, au fil des années, a perdu les ressources dont il avait besoin pour effectuer correctement son travail. On a beaucoup de chantiers en cours et il semble y avoir un manque de contrôle de la part du ministère. Sur tout projet il y a des extras, c'est normal. Et, lorsqu'il y en a, c'est au gestionnaire des infrastructures d'avoir la connaissance et la compétence pour évaluer s'ils sont nécessaires.
J.D. - Il y a un historique. Dans les années 1990, après avoir bâti le Québec, on a dû laisser aller des ressources au ministère des Transports. On a modifié les façons de faire, on est allé plus vers le privé qui, lui, avait l'expertise. Le ministère a modifié son rôle, il est passé d'exécutant à gestionnaire. Et, à ce chapitre, il y a lieu que le ministère se renforce, notamment en matière de l'expertise en estimation. Si l'on considère les pratiques "à risque" identifiées dans le rapport Duchesneau - estimations gonflées, avenants prétendument frauduleux, etc. -, il semble toujours que la cause soit que le ministère dépend de l'externe, parce qu'il n'a pas d'expertise à l'interne.
D.B.- Doit-on comprendre que, lorsqu'il n'y a pas d'experts au ministère des Transports pour les surveiller, les firmes de génie-conseil dérapent ?
J.D. - Les ingénieurs ont la responsabilité personnelle et déontologique de concevoir un ouvrage qui réponde aux besoins du client. Mais, dans le domaine des infrastructures publiques, le client est censé être un client ''averti'', c'est-à-dire qu'il doit avoir la capacité de bien planifier et prioriser le travail à accomplir.
M.C. - Il doit d'abord être en mesure d'estimer et d'énoncer clairement ses besoins.
Y.L. - Et d'évaluer la réponse qui est faite à sa demande.
D.B. - La pénurie d'ingénieurs au ministère des Transports peut expliquer la difficulté à prioriser les besoins en infrastructures et à superviser les projets. Mais, elle ne justifie pas l'existence de collusion...
M.C. - Plusieurs éléments du rapport Duchesneau laissent effectivement entendre qu'il y a eu collusion et je ne le nie pas. Ni qu'il puisse exister des problèmes sur le plan de la surfacturation. Il ne faut pas être idéaliste, où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie. Si des ingénieurs, des entrepreneurs ou tout autre individu commettent des fautes, ils doivent être identifiés et sortis du lot. Mais, à partir du moment où le gestionnaire du projet n'effectue pas son travail adéquatement, parce qu'il n'a pas les ressources en quantité suffisante, il y a risque de dérapage - surfacturation, avenant non nécessaire, collusion. À l'opposé, quand le gestionnaire de projet fait son travail comme il faut, ces situations sont moins susceptibles de se produire. De plus, si le gestionnaire de projet fait son travail, il peut déceler les membres de l'Ordre qui s'adonnent à des pratiques problématiques. Alors seulement, l'Ordre peut enquêter et sortir ces ingénieurs du lot.
Y.L. - C'est une question d'hommes, d'hommerie, mais aussi de compagnies. Les contrats dont nous parlons sont établis entre un gestionnaire de projet et des personnes morales qui embauchent une multitude de professionnels, pas seulement des ingénieurs. L'industrie de la construction dépasse l'ingénierie, et l'élément de collusion dont on parle va bien au-delà des ingénieurs. C'est un système complexe. Et, compte tenu de la complexité des projets d'infrastructures, ça prend un client compétent pour les évaluer et les superviser. S'il y a eu érosion des compétences chez le client, cela ouvre la porte à des pratiques moins saines.
Des cours d'éthique à la rescousse
D.B. - Depuis deux ans, les firmes de génie-conseil multiplient les formations en éthique. Un cours de trois heures va-t-il suffire à assainir le système ?
M.C. - D'abord, si tous les professionnels étaient parfaits et respectaient leur code de déontologie, il n'existerait pas d'ordres professionnels... Ceux-ci font en sorte que, tout au long de leur pratique, les membres maintiennent leurs compétences et demeurent professionnels. Dans cet esprit, une sensibilisation à l'éthique ne peut être une mauvaise chose. Certains membres peuvent avoir l'impression qu'ils perdent leur temps dans un cours d'éthique. Ils se trompent. Quand on vient de vous rappeler certains concepts d'éthique et que vous êtes confronté à des situations délicates, c'est plus frais à votre esprit. Les probabilités que vous résistiez et sensibilisiez les gens autour de vous sont plus élevées. Et puis, si vous choisissez d'emprunter une voie non appropriée, vous ne pourrez plaider ensuite que vous ne le saviez pas.
J.D. - Nous avions déjà un code de déontologie. Mais, depuis deux ans, nous l'avons revu en nous inspirant de documents de la Fédération internationale des ingénieurs-conseils. Nous avons aussi émis des lignes directrices pour aider les firmes à se doter d'un code de déontologie lorsqu'elles n'en ont pas. Et nous avons organisé une séance de formation et d'information. Ce rafraîchissement est nécessaire, parce que ce qui est acceptable et vu comme éthique ou non éthique évolue avec le temps. Il fut une époque où les adultes conduisaient avec une bière à la main. Ce n'était pas criminel. Aujourd'hui, c'est non seulement non éthique, c'est devenu criminel. De la même manière, plusieurs comportements qui étaient acceptables en affaires ne le sont plus. Les cadeaux corporatifs, par exemple. À une certaine époque, personne n'y voyait aucun mal. Certains les ont acceptés, d'autres non. Ceux qui les ont acceptés étaient-ils moins intègres pour autant ? Certains oui, d'autres non.
Y.L. - La formation en éthique est nécessaire, mais elle n'est certainement pas suffisante.
La prochaine étape ?
D.B. - Que fait-on maintenant ?
Y.L. - Mettre sur pied une commission d'enquête le plus rapidement possible pour aller au fond des choses.
D.B. - Une commission d'enquête est une action extérieure à vous. Qu'est-ce que chacun de vos organismes compte faire ?
M.C. - L'Ordre mène ses enquêtes. Nous avons mis en place une ligne éthique qui permet aux membres de demander conseil. Cette ligne sert également à réclamer des enquêtes. J'ai aussi écrit récemment une lettre aux membres pour leur rappeler leur devoir de signaler tout comportement douteux d'un collègue. Ce qui m'inquiète, c'est que nos membres témoignent devant M. Duscheneau, mais ne nous rapportent pas ce qu'ils ont vu. Nous devons savoir. Nous avons aussi accru les effectifs du bureau du syndic qui est submergé de demandes d'enquête. Et nous voulons faire mieux connaître notre fonds de défense en matière déontologique. Un membre qui subit des réprimandes ou se fait congédier parce qu'il refuse de poser un geste qu'il estime inadéquat peut profiter de nos ressources pour se défendre. C'est le but de ce fonds. Et, pour la première fois en six ans, quelqu'un s'en est prévalu. Pour ma part, s'il y a une réelle problématique, je souhaite que ce fonds soit utilisé davantage.
J.D. - Je le répète, je refuse de croire qu'il existe un système à une telle échelle. On généralise beaucoup. Mais, je suis consciente du tort que toutes ces allégations causent. Dans le but de protéger la réputation et les membres que l'on considère comme honnêtes, notre association demandera, encore une fois, au ministère des Transports de prendre tous les moyens pour renforcer ses effectifs afin qu'il soit en mesure d'effectuer son travail de gestionnaire de projets correctement. Mais les conditions que le gouvernement offre à ses ingénieurs ne sont pas, pour l'instant, de nature à attirer des candidats. Il faudra les bonifier.
Y.L. - Il faut stopper l'érosion de la confiance du public envers le génie. Nous mènerons donc des activités de promotion pour rappeler ce qui compose l'ingénierie au Québec, au-delà de la construction. Il y a quatre ans, 83 % de la population faisait confiance aux ingénieurs. À la mi-septembre ce n'était plus que 66 %. C'est intolérable. Nous interviendrons aussi du côté de la formation pour nous assurer que nos membres agissent en conformité avec les bonnes pratiques.
103 200 $ Salaire moyen d'un ingénieur qui travaille dans le secteur privé. Dans la fonction publique fédérale, le salaire moyen est de 101 400 $, par rapport à 78 000 $ au provincial et à 89 900 $ au municipal. | Source : Réseau des ingénieurs du Québec (2011)
Où travaillent-ils ?
Secteur public : 21,6 %
Secteur privé : 78,4 %
Source : Réseau des ingénieurs du Québec (2011)
"Nous pouvons enquêter sur des individus identifiés et non sur des situations. C'est pourquoi nous réclamons une commission publique." - Maud Cohen
Qui : Ordre des ingénieurs du Québec
Mission : Protéger le public en matière de services d'ingénierie
Membres : 60 000
"S'il y a eu érosion des compétences chez le client [le ministère des Transports], cela ouvre la porte à des pratiques moins saines." - Yves Lavoie
Qui : Réseau des ingénieurs du Québec
Mission : Valoriser, promouvoir et servir les ingénieurs
Membres : 60 000
"Le client est censé être un client ''averti'', c'est-à-dire qu'il doit avoir la capacité de bien planifier et prioriser le travail à accomplir." - Johanne Desrochers
Qui : Association des ingénieurs-conseils du Québec
Mission : Promouvoir le génie-conseil et de meilleures pratiques pour créer un environnement sain pour la concurrence
Membres : 43 firmes de consultation en ingénierie qui embauchent 22 000 personnes