Pour attirer des investissements au Québec, les dirigeants des filiales des entreprises étrangères doivent vendre son environnement d'affaires. Ils ne manquent pas d'arguments.
Les médias sont invités au Technoparc de Bromont pour assister à l'annonce d'un investissement de 63,5 millions de dollars dans l'usine de GE Aviation, filiale du géant américain GE. Nous sommes en avril 2010. Le premier ministre Jean Charest est sur place pour annoncer un soutien financier de 13,3 millions de dollars du gouvernement. Philippe Simonato, directeur de l'usine, jubile. Le vent vient de tourner pour cet employeur, qui, un an auparavant, avait dû mettre à pied une centaine d'employés.
Alors que certaines grandes multinationales quittent le Québec, comme Electrolux ou Mabe, d'autres continuent d'y investir en ouvrant de nouvelles usines ou en réinvestissant dans leurs filiales déjà existantes. Les montants ne sont pas toujours aussi spectaculaires que celui annoncé ce jour-là à l'usine de GE de Bromont, mais bon an mal an, ils représentent environ 37 % des dépenses en immobilisations non résidentielles du secteur privé, selon Investissement Québec. C'est énorme !
Cependant, ces investissements ne viennent pas tout seuls. Les patrons de filiales doivent se battre pendant de longs mois, sinon des années pour les obtenir. Au Québec, un véritable réseau s'est bâti autour d'eux pour les appuyer. Investissement Québec a même créé il y a deux ans un groupe de travail qui se consacre exclusivement aux filiales afin de les aider à se vendre et à vendre le Québec à leur siège social.
La pluie de millions qui est tombée sur GE Aviation au printemps 2010 n'est pas le fruit du hasard. Elle est l'aboutissement de deux ans de négociations entre Philippe Simonato, le directeur de l'usine, son réseau de partenaires locaux et le siège social de GE. C'était David contre Goliath. «Nous sommes 700 employés à l'usine sur 300 000 employés au total chez GE... le dernier poil de la queue du chien», dit-il.
Il s'en est fallu de peu pour que le projet de diversification de cette usine qui fabrique des aubes de moteurs d'aéronefs soit incorporé dans une autre filiale de GE aux États-Unis. La multinationale avait même songé à ouvrir à l'époque une nouvelle usine à Singapour, en Malaisie.
Des entrepreneurs au service des multinationales
Tout a commencé lors de la récession de 2008. «On voyait des capacités de production se libérer dans les usines, il fallait s'arranger pour les utiliser pleinement, sinon c'était la fin.» Philippe Simonato propose alors à son patron de développer une nouvelle ligne de produits novateurs, dont des bords d'attaque en alliage de titane, des segments d'aubes et des leviers de commande, des aubes de turbines basse pression ainsi que des aubes de compresseurs basse pression.
Toutefois, comment en convaincre son patron, le directeur de la division Aviation, située à Cincinnati ? «Je me suis d'abord servi de nos résultats passés», dit Philippe Simonato. L'usine GE de Bromont a bonne réputation, notamment sur le plan de la qualité des relations de travail. Mais tout n'est pas gagné pour autant. La hausse du dollar canadien par rapport au dollar américain ne favorise pas cette usine, qui livre ses produits principalement aux États-Unis.
«Il fallait que le projet procure une valeur ajoutée, pas seulement pour l'usine de Bromont, mais pour tout le groupe. Il fallait aller plus loin que la petite pièce qu'on fabrique», relate Philippe Simonato.
Ainsi, le projet de Philippe Simonato comprenait l'automatisation de certains procédés pour épargner des coûts. Il incluait aussi une aide gouvernementale. «Dans l'industrie de l'aéronautique, c'est nécessaire. Tous les pays offrent des incitatifs.» Et le patron de GE Aviation ne s'en cache pas, la concurrence entre les filiales peut être féroce, et les jeux de coulisse peuvent être intenses. «Vos contacts comptent aussi...», dit-il.
Le patron de filiale comme tant d'autres sait cultiver les relations non seulement à l'interne, dans son entreprise, mais aussi à l'externe, dans les réseaux politiques, pour aller chercher des appuis. «L'aéronautique est un petit monde, dit-il. Pour anticiper les décisions qui sont prises, il faut connaître les bonnes personnes.» Et ces personnes ne sont pas nécessairement des vice-présidents ou des gestionnaires haut placés.
«Par exemple, nous essayons d'entretenir d'excellents rapports avec les designers de moteurs d'avion pour connaître les innovations prévues au cours des prochaines années et pour nous positionner, dit Philippe Simonato. Ensuite, nous pouvons dire au siège social : rêvez de ce que vous voulez, nous allons le manufacturer», ajoute ce comptable agréé de formation, qui a joint GE en 1988 à titre de directeur des finances avant de prendre la direction de l'usine de Bromont en 1997.
Ces patrons de filiales ont le sens de la stratégie, et ils sont très proactifs. «C'est un mythe de penser qu'ils ne font que répondre à des ordres qui leur viennent du siège social, ils ont développé une mentalité d'entrepreneur», observe Louise Morin, vice-présidente aux affaires internationales d'Investissement Québec. En fait, ceux qui se contentent de gérer leur filiale sans tenter de la développer sont souvent en danger. «On a vu des filiales rentables, mais leur leader n'avait pas ces talents d'entrepreneur. Dans un contexte de rationalisation, elles n'ont pas vu venir les coups et elles ont fermé.»
Ainsi, la vie des patrons de filiales n'est pas de tout repos. Ils doivent rivaliser de stratégies avec les filiales concurrentes, cultiver leurs relations, anticiper les décisions, savoir lire entre les lignes des communications parfois sibyllines de leur siège social, naviguer dans l'ambiguïté...
«Il ne faut pas attendre que la maison mère débarque pour nous dire que les choses vont mal», dit Robert Verreault, directeur général de l'usine de pneus de Bridgestone. Cet homme s'arrange pour tout savoir des autres usines du groupe grâce aux mesures de performance sophistiquées de cette entreprise japonaise. «Je connais les revenus, les coûts et les bénéfices de chaque usine, pour chaque produit, et je peux voir les écarts que nous devons combler par rapport aux autres», dit-il.
C'est ainsi que Robert Verreault s'est rendu compte en 2008 qu'il y avait un écart de 32 millions par an entre son usine et les autres. Il monte alors un plan d'affaires pour réduire ses coûts afin de le gommer. Il réussit à s'entendre avec son syndicat pour geler les salaires pendant trois ans et pour obtenir 17 jours de production de plus en rognant sur certains congés. Il utilise la méthode kaizen et les solutions viennent des employés eux-mêmes. Tout cela a abouti à la signature d'une convention collective qui assure la paix industrielle pendant six ans.
«Au Québec, il faut montrer qu'on peut rester concurrentiel et productif malgré le taux de change, sinon on est mort, car de la transformation de caoutchouc en pneus, tout le monde peut faire ça», dit Robert Verreault. Il se rend ensuite directement à Nashville, au siège social nord-américain de Bridgestone, pour proposer son plan d'affaires. «J'avais une demi-heure de temps d'antenne, pas plus !» Son effort a porté ses fruits, puisqu'en 2009, la filiale de Joliette a reçu un investissement de 49 millions de dollars sur trois ans pour l'ajout d'équipement, un agrandissement et l'automatisation d'une partie de l'usine.
Ensuite, il faut performer. «C'est la base ! Certaines usines du groupe sont plus agressives que nous dans leurs objectifs, mais elles ne les atteignent pas ! Nous avons toujours atteint et dépassé les nôtres», assure Robert Verreault.
Certains misent sur les coûts, d'autres misent également sur l'innovation pour s'assurer d'être dans les bonnes grâces de la haute direction. C'est le cas d'IBM, à Bromont, connue comme l'usine «verte» de son groupe. Une réduction de 20 % sur trois ans de sa consommation d'électricité et un taux de recyclage de ses déchets de 93 % lui ont donné un billet d'entrée au siège social pour présenter le projet d'une nouvelle chaîne de montage de composantes électroniques. Résultat : un investissement de 85 millions de dollars !
Profiter à l'ensemble du groupe
Son secret pour se vendre ? «Nous avons développé des méthodes qui profitent à l'ensemble du groupe», estime Raymond Leduc. IBM est un modèle, selon Louise Morin. «Cette entreprise va chercher des mandats chaque année auprès de sa maison mère», dit-elle. À tel point qu'elle a maintenant pratiquement éliminé toute concurrence à l'interne. «Nos concurrents ne sont plus les autres filiales, mais les fournisseurs externes», assure Raymond Leduc, directeur en chef de l'usine IBM de Bromont
Bien sûr, IBM a aussi l'appui des gouvernements, mais Raymond Leduc est catégorique : «L'aide gouvernementale ne doit pas venir appuyer un mauvais projet. Je m'arrange toujours pour que mes projets soient rentables à la base et j'utilise l'aide des gouvernements pour accélérer le rendement de l'investissement», dit-il.
La patience n'est pas une vertu des grandes sociétés multinationales ! IBM donne de 12 à 24 mois pour rentabiliser les projets dans ses filiales, parfois seulement six ! «La pression est très forte», dit Raymond Leduc.
Impossible de toujours gagner. «Nous n'avons pas remporté tous les mandats, mais nous pensons qu'un non aujourd'hui est un oui plus tard... Ce qui est bon pour Bromont ne l'est peut-être pas pour les autres usines.»
Les échecs viennent parfois aussi de facteurs externes, quand deux filiales de deux villes différentes se battent pour un même mandat. «Ça se bat très fort parfois. Les États américains, en particulier ceux du sud, ont des taux de chômage qui les préoccupent, alors ils offrent des incitatifs très alléchants dans le secteur manufacturier», dit Jacques Saint-Laurent, de Montréal International.
Dans le cas d'Electrolux, qui fermera son usine du Québec pour en ouvrir une à Memphis, au Tennessee, la ville, le comté et l'État ont injecté 132 millions de dollars sur un projet de 190 millions, en plus d'autres avantages fiscaux.
Difficile de s'en sortir au Québec sans jouer le jeu, même si on ne peut pas toujours rivaliser. «Il y a dix ans, quand le dollar était à 70 cents, nous coûtions 25 % de moins que les autres villes nord-américaines. Cet avantage a fondu à 5 % avec la hausse du dollar. Heureusement qu'il y a des crédits d'impôt pour compenser», souligne Jacques Saint-Laurent.
Pour les patrons de filiales, vendre le Québec est un travail méthodique. «Chaque année, nous analysons l'organigramme d'IBM et nous ciblons les décideurs et ceux qui sont en mesure d'influencer les décisions en notre faveur. Nous les approchons ensuite pour leur faire connaître les atouts du Québec», explique Raymond Leduc.
Les dirigeants de filiales sont unanimes. L'atout principal du Québec est la qualité de la main-d'oeuvre. Ensuite, leurs arguments varient selon les besoins de leur industrie. Les faibles coûts de l'énergie et son aspect renouvelable ont changé la donne pour Raymond Leduc, d'IBM, tandis que Robert Verreault, de Bridgestone, a vendu la présence d'organismes d'aide gouvernementale. D'autres avanceront l'accès au marché américain et la proximité de grandes métropoles comme New York.
Les dirigeants de filiale ont tout le loisir d'échanger trucs et conseils lors d'une rencontre très privée qui se tient chaque année depuis trois ans au Québec. Le Forum des dirigeants de filiales étrangères du Québec est également l'occasion de faire du lobby auprès des différents organismes de développement économique. Bien qu'aucun média n'en fasse mention, il s'agit sans doute d'un des événements les plus importants pour l'économie du Québec.
«On a souvent en tête le cliché de la méchante firme multinationale qui vient exploiter nos ressources, sans qu'il y ait de retombées pour le Québec. Il faut aussi reconnaître l'importance de celles-ci dans notre économie», estime Louise Morin.
L'économie des filiales
En fait, les 1 500 filiales québécoises d'entreprises étrangères participent à 40 % aux efforts en R-D industrielle, et elles contribuent à plus de 30 % à nos exportations. Et bien qu'elles représentent seulement 13 % des emplois au Québec, elles sont en général plus productives, elles rémunèrent mieux leurs salariés, elles sont plus susceptibles de faire de la R-D et d'utiliser des technologies de pointe, et créent plus de valeur par heure travaillée.
Tout cela, pourvu qu'elles restent ! Et pour ce faire, les patrons de filiales ont de l'aide. Chez Investissement Québec, une douzaine de démarcheurs font le tour des sièges sociaux pour les inciter à réinvestir dans leurs filiales québécoises. «Le but est d'aller chercher de l'information et de déceler les projets d'expansion pour pouvoir positionner les usines québécoises dans ces stratégies», dit Louise Morin.
Vendre le Québec est aussi le travail quotidien de Jacques Saint-Laurent, qui connaît bien le défi des patrons de filiales, puisqu'il a lui-même été président de Bell Helicopter Textron de 2002 à 2008.
«Un argument très fort dont nous nous sommes servis pour attirer des projets de R-D, c'était les alliances que nous formions avec d'autres filiales et des instituts de recherche. Ces recherches collaboratives permettent d'épargner des coûts et augmentent les résultats de la recherche», dit-il.
Ainsi, les consortiums comme le Consortium de recherche et d'innovation en aérospatiale au Québec (CRIAQ), ou encore le nouveau Centre d'excellence mondial en assemblage de puces électroniques et des microsystèmes électromécaniques, créé par l'Université de Sherbrooke, par Dalsa et par IBM Bromont, donneront une fois de plus à Raymond Leduc et à son équipe l'occasion de rayonner auprès de la maison mère.
Plus une filiale a d'attaches dans son milieu (partenariats avec les fournisseurs, les instituts de recherche, les organismes d'aide), plus il sera difficile de la délocaliser, souligne Louise Morin.
«Les filiales doivent montrer qu'elles font parler d'elles dans la collectivité. Vous pouvez être sûre que l'article que vous écrivez sera traduit et envoyé aux sièges sociaux !» ajoute Louise Morin.
Richard Voyer de Soprema, lui, n'aura pas besoin de traduire cet article, puisque son grand patron est en France. Son entreprise construit des matériaux d'étanchéité pour les toitures. La langue pour lui est un atout pour se faire valoir par rapport aux autres usines nord-américaines de Soprema installées à Vancouver, en Ohio et au Mississippi.
«Nous sommes loin, alors le fait que le patron perçoive le rayonnement de notre organisation nous donne une longueur d'avance. Il se dit, cette équipe-là va bien, nous pouvons dormir en paix», dit Richard Voyer.
Au-delà de l'avantage de la langue, cet homme a gagné ses galons dans l'organisation, à tel point qu'il dirige maintenant l'ensemble des activités canadiennes et américaines du groupe. «Il faut de l'audace et une grande confiance en soi, parce que parfois, nous prenons des décisions qui vont à l'encontre de ce que croit le siège social», dit Richard Voyer. Cette audace lui a valu en 2009 un projet de 11 millions de dollars destinés à doubler la superficie de son usine en y implantant de nouvelles techniques de production.
Son prochain grand coup ? Rien de moins que convaincre le président de venir s'installer au Québec avec sa famille et de déménager au Québec le siège social mondial de l'entreprise, situé actuellement à Strasbourg ! «J'en parle depuis cinq ans. Au début, on me prenait pour un fou, mais ça commence à être plus sérieux... Un des enfants de mon patron pourrait venir étudier au Québec d'ici deux ans, et lui-même viendra passer quelques mois l'an prochain», dit Richard Voyer, qui travaille aussi à convaincre la conjointe du PDG.
Ambitieux ? Il le faut, dit Richard Voyer. «On va devoir prendre plus de risques au Québec, dit-il. Pour bien se vendre, il faudra régler nos idées noires, combattre le cynisme, aller de l'avant et se permettre aussi de rêver. Des fois, on oublie ça...»
1 500 filiales québécoises d'entreprises étrangères participent à 40 % aux efforts en R-D industrielle, et elles contribuent à plus de 30 % de nos exportations.