Produire selon les principes du développement durable n’est plus la lubie de quelques entrepreneurs écolos. Cela permet aux entreprises d’être plus rentables, Et bientôt, ce sera la norme pour exporter.
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Quand Martin Valiquette prend la direction de Liberté, en 2004, ça chauffe. Les ventes stagnent et Pineridge Foods, un fonds d’investissement ontarien, vient d’acquérir le fabricant de pro-duits laitiers. Son mandat : relancer la croissance de cette entreprise fondée en 1928.
Que faire ? Mettre à pied des employés ? Rogner sur la qualité des produits ? Lancer une offensive marketing ?
Non. Pour rebrasser Liberté, Martin Valiquette choisit le développement durable.
Là où plusieurs voient une dépense, le jeune dirigeant – il a 33 ans à l’époque – voit une façon d’améliorer la productivité de ses deux usines, l’une à Brossard et l’autre à Saint-Hyacinthe. Sept ans plus tard, il parle de cet épisode avec la même passion. « Il n’était pas question de mettre de la gélatine dans le yogourt et encore moins de sabrer le personnel », dit ce diplômé de
HEC Montréal, embauché chez Liberté comme représentant descomptes majeurs au tournant des années 2000.
Pari gagné. Pineridge Foods a revendu Liberté au géant français Yoplait en décembre 2010. Le numéro deux mondial des produits laitiers frais hérite d’une entreprise dont les ventes ont grimpé de 13 % par an depuis 2004 et ont atteint 175 millions de dollars en 2009. Liberté a pris de l’expansion aux États-Unis et a accru sa rentabilité.
Comment ? En optimisant son circuit de distribution, notamment grâce à un logiciel commercialisé par UPS, Roadnet, et en formant ses chauffeurs à l’écoconduite, Liberté a diminué ses coûts de transport de 150 000 dollars. L’entreprise a aussi réduit le coût annuel de ses emballages de plus de 400 000 dollars en modifiant la conception des boîtes contenant ses pots de yogourt, ce qui lui permet d’utiliser moins de carton. Dans l’usine, un système d’échangeur d’air lui permet d’utiliser l’air extérieur pour refroidir les produits en hiver, tandis que l’air chaud dégagé par les compresseurs permet de chauffer les bureaux du siège social.
Dès la première année, les réductions de coûts engendrées par les pratiques de développement durable ont couvert
ces investissements. L’histoire de Liberté est maintenant enseignée dans les cours de gestion de l’alma mater de Martin
Valiquette, HEC Montréal. « Pour nous, le développement durable est une fonction de l’entreprise, comme la gestion des ressources humaines, le marketing ou les finances. Je ne prends pas les décisions les plus payantes en premier, mais celles
qui sont à la fois payantes et liées à l’environnement », dit Martin Valiquette.
L’exemple Cascades
Plusieurs entrepreneurs vous diront que le développement durable n’est que de la saine gestion. Cascades, par exemple,
est une des entreprises de son secteur qui a le mieux traversé la dernière récession. Sa diversification dans le papier et
dans le carton d’emballage l’a souvent sauvée, mais c’est sans compter toutes les économies qu’elle réalise grâce à ses initiatives « vertes ».
L’entreprise s’est fixé un plan de 18 objectifs qu’elle prévoit atteindre d’ici 2012. « Après l’utilisation de la fibre recyclée et les économies d’énergie, nous voulons réduire notre consommation d’eau », explique Hubert Bolduc, vice-président aux communications et aux affaires publiques de Cascades.
Déjà, Cascades consomme cinq fois moins d’eau que la moyenne de son industrie, grâce à un système en circuit fermé qui lui permet de recycler l’eau. Elle veut maintenant réduire encore le volume d’eau nécessaire à ses procédés de fabrication. Sa facture d’énergie baissera encore, puisque l’eau qu’elle utilise doit être chauffée.
Cependant, avant d’aller plus loin et de se demander « Peut-on faire mieux ? » Roger Gaudreault, directeur corporatif du Développement scientifique et Innovation de Cascades, s’est d’abord demandé « Faisons-nous bien ? » Obsédé par cette question, cet homme s’est enfermé pendant deux mois avec des chercheurs du Centre interuniversitaire de recherche sur le
cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG) de l’École Polytechnique afin de réaliser une analyse du cycle de vie de l’eau pour l’usine de Kingsey Falls.
« Nous nous sommes rendu compte que les gains environnementaux liés à la réduction de notre consommation d’eau étaient supérieurs aux impacts potentiels liés à l’installation et à l’opération de l’équipement nécessaire à cette réduction »,
explique le scientifique.
IBM Bromont, qui fabrique des composantes informatiques, est une autre de ces entreprises qui a accru sa compétitivité grâce au développement durable. Sans les innovations réalisées dans cette usine, le géant aurait sans doute déménagé sa production en Asie il y a longtemps, de l’aveu même de son directeur des affaires environnementales, Yves Veilleux.
« Chaque fois que nous améliorons un procédé de fabrication en tenant compte du développement durable, c’est rentable, parce que nous utilisons moins de ressources, moins de temps et moins d’énergie pour fabriquer nos composantes tout en réduisant nos déchets », dit-il. Pour IBM Bromont, le développement durable est un processus d’amélioration continue, au même titre qu’une norme ISO ou qu’un programme Lean, explique le directeur.
Augmenter ses revenus ?
Si le développement durable est souvent synonyme de réduction de coût, permet-il de vendre plus ? C’est moins clair. Chez
Liberté, ce n’est pas le cas. Pas étonnant, car la plupart des consommateurs n’en savent rien ! « Nous ne faisons pas de
publicité là-dessus, car nous ne voulions pas sauter d’étape. Nous le ferons quand nous en serons au point de refaire nos emballages qui s’adressent directement aux consommateurs », dit-il.
Selon un sondage mené en 2010 par l’Observatoire de la consommation responsable issu de l’Université de Sherbrooke en collaboration avec Protégez-Vous, lorsqu’ils ont le choix entre deux produits équivalents, 62,8 % des Québécois achètent le produit qui a le moins d’impact sur l’environnement. De plus, 46 % d’entre eux affirment même avoir changé de marque en raison de leurs convictions environnementales. En 2007, quand Cascades a mis sur le marché sa marque de papier hygiénique Enviro 100, les ventes de sa division Groupe Papier tissu ont grimpé de 300 % la première année. Le produit lui a valu une clientèle qu’elle n’aurait pas eue autrement, tant parmi les consommateurs sensibles à l’environnement que parmi les grands détaillants comme Wal-Mart, qui a pris un virage vert depuis quelques années.
Les consommateurs, en revanche, sont de plus en plus conscients de l’écoblanchiment (greenwashing), c’est-à-dire de la fausse publicité verte. Selon l’Observatoire de la consommation responsable, plus de la moitié des consommateurs se méfient des certifications vertes et équitables, et 44 % d’entre eux déplorent le manque d’information sur la provenance des produits.
C’est pour éviter d’être accusés d’écoblanchiment que plusieurs fabricants et grands détaillants procèdent à l’analyse du cycle de vie (ACV) de leurs produits lorsqu’ils prennent le virage du développement durable. « Cet outil permet d’évaluer les impacts d’un produit sur l’environnement depuis l’extraction des matières premières jusqu’à l’élimination des déchets », explique Valérie Becaert, directrice exécutive du Centre interuniversitaire de recherche sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG), rattaché à l’École polytechnique.
Liberté l’a fait, en collaboration avec le CIRAIG. L’entreprise a procédé à l’analyse des impacts de la fabrication de ses yogourts, depuis les procédés de production du lait jusqu’à l’élimination des contenants en plastique. L’exercice a surpris Martin Valiquette. « Nous avons compris que les impacts les plus importants de nos produits étaient chez nos fournisseurs, les producteurs de lait », dit-il. Depuis, le dirigeant a entrepris une vaste campagne de sensibilisation auprès de ces derniers pour qu’ils réduisent ces impacts.
Même constat chez Rona, qui a utilisé la méthode du cycle de vie pour développer sa gamme de produit Rona Eco, qui comprend de la peinture, des produits nettoyants, de l’engrais et différents accessoires (balais, pelles, râteaux) faits de
matières recyclées. « Nos recherches ont montré que les impacts les plus graves se produisent durant la phase de fabrication », explique François Régnaud, directeur, Gestion de l’information, de Rona.
Le détaillant québécois a donc décidé de lancer l’an dernier un vaste programme de formation sur l’écoconception auprès de ses fournisseurs. L’écoconception consiste à utiliser l’approche du cycle de vie dès le design d’un produit afin de s’assurer que son procédé de fabrication aura le minimum d’impact sur l’environnement et qu’il sera recyclable. Jusqu’ici, 40 fournisseurs ont suivi le cours.
« Un jour, ce sera la norme et tous les produits seront conçus de cette façon, croit Nathalie Blouin, conseillère à l’Institut de développement de produits. C’est déjà devenu un incontournable pour les entreprises qui veulent exporter notamment en Europe et en Californie. Certains marchés leur sont partiellement fermés si leurs produits ne sont pas facilement démontables et ne comprennent pas un certain taux de matière recyclée. »
Vers une analyse sociale du cycle de vie
Selon Valérie Becaert, ce n’est pas tout. « Ce qui va arriver, dit-elle, c’est que des entreprises deviendront des prestataires de services plutôt que des vendeurs de produits. » C’est la stratégie qu’a choisie Interface Flor, un fabricant américain de tapis commerciaux qui s’est donné pour objectif de réduire à zéro son empreinte environnementale, c’est-à-dire d’éliminer tout impact négatif sur l’environnement d’ici 2020.
L’entreprise, qui est au recyclage des fibres de tapis ce que Cascades est au recyclage des fibres du papier, offre un service de location de tapis plutôt que de vente afin de pouvoir les récupérer elle-même et les réinsérer dans la production. Jusqu’à maintenant, le résultat est mitigé, mais selon les experts consultés, il reste prometteur.
Les entreprises qui osent aller si loin restent une exception. « Le changement fait peur », constate Valérie Becaert. « Souvent, entre le moment où une entreprise décide de passer au dévelop-pement durable et le moment où elle comprend vraiment ce que cela veut dire, il peut s’écouler un an ou deux », constate Marie Rousseau, une ancienne consultante en environnement aujourd’hui coordonnatrice du développement durable chez Rio Tinto Fer (l’ancien QIT Fer et Titane, qui appartient aujourd’hui à Rio Tinto).
Autrefois cancres de l’environnement, les minières seraient elles-mêmes en train de donner des leçons ? On dirait… Rio Tinto a notamment développé des outils sophistiqués qui lui permettent de consulter les collectivités et toutes les parties prenantes dans les localités où elle veut s’implanter. « Nous n’achetons pas les gens, se défend Marie Rousseau. Le modèle de la minière qui arrive avec son côté paternaliste est dépassé. L’idée est de consulter les collectivités en amont, parce qu’elles aussi veulent des retombées. »
« Si je construis une école dans un village et que le problème majeur du village, c’est le sida, je passe complètement à côté », poursuit-elle.
Se préoccuper aussi de l’aspect social peut être payant. Selon l’Observatoire de la consommation responsable, si les achats faits pour des motifs environnementaux comptent pour 51,3 % de toute la consommation éthique, les achats faits pour des raisons sociales comptent pour 48,7 %. Les deux préoccupations sont donc nez à nez dans l’esprit des consommateurs.
« Les entreprises peuvent maintenant se faire montrer du doigt tant pour des raisons sociales qu’environnementales, et elles le savent. Les plus avancées travaillent donc les deux aspects en parallèle pour avoir une vision plus globale », note Valérie Becaert.
Depuis 2009, ces entreprises peuvent compter sur un nouvel outil : l’analyse sociale du cycle de vie, qui vient s’ajouter à l’analyse du cycle de vie environnemental en s’attardant aux impacts sociaux de leurs activités, par exemple sur les travailleurs, la collectivité locale ou les consommateurs. Mais rien n’est gagné.
« On s’est beaucoup attardé à l’aspect environnemental d’une part et à l’aspect social de l’autre, mais il n’existe pas encore d’outils qui permette d’intégrer les deux, explique la directrice exécutive du CIRAIG. Le plus grand risque serait qu’en réglant des problèmes environnementaux d’un côté, on crée des problèmes sociaux de l’autre, et vice-versa. »
Par exemple, la production d’éthanol, un biocarburant plus « vert » produit à partir du maïs aux États-Unis contribue à faire augmenter le prix des céréales et des aliments, et à appauvrir les gens... C’est ce qu’on appelle déshabiller Pierre pour habiller Paul. 500