Les réalisations de la Chine sont exceptionnelles. Depuis 30 ans, son économie a décuplé, ce qui en fait la plus rapide révolution industrielle jamais vue. Mais ça, tout le monde le sait. Par contre, cette réussite a une face cachée, notamment un marché immobilier gonflé artificiellement et une orgie de dépenses en immobilisations. Un accident en Chine pourrait avoir des conséquences dramatiques.
En 2005, le gouvernement chinois a ouvert en grande pompe le centre commercial South China, le deuxième plus important du genre du monde (la palme revient au Dubai Mall, ce qui n'est pas une coïncidence). Six ans plus tard, ce centre commercial d'une superficie de 7,1 millions de pieds carrés pouvant accueillir 1 500 magasins est vide à 99 %.
Ordos est une ville en Mongolie intérieure, bâtie à partir de rien par le gouvernement et où peuvent vivre 1,5 million de personnes. On y retrouve de nombreux immeubles à bureaux, centres administratifs, édifices gouvernementaux, cinémas, terrains de sport et évidemment de milliers d'acres avec des bungalows et des duplex. Un endroit de rêve, quoi !
Mais il y a un hic : cette ville est presque totalement déserte. Ordos n'est pas un cas unique ; il y a au moins une douzaine de ces villes fantômes éparpillées un peu partout en Chine. Ces exemples font craindre que l'économie de la Chine soit une gigantesque illusion et pousse des financiers réputés à redouter un effondrement.
Dubaï multiplié par 1 000
C'est le cas de James Chanos, pdg de Kynikos Associates, à Manhattan, un des premiers à prévoir la chute d'Enron et à le dire publiquement. Selon M. Chanos, la Chine, c'est Dubaï multiplié par 1000 !
Le financier cite ainsi le développement domiciliaire Rose and Valley, près de la montagne Sheshan, une nouvelle banlieue de Shanghai. " Quadrilatère après quadrilatère, des villas ont été érigées et elles sont vides, inoccupées; pourtant, la plupart des unités ont été vendues à l'avance ", a expliqué M. Chanos lors d'une conférence financière.
Les immobilisations représentent plus de 60 % du produit intérieur brut (PIB) chinois. De celles-ci, environ 25 % sont des investissements immobiliers. Les ventes de nouvelles propriétés ont constitué 14 % du PIB en 2009. James Chanos compare ainsi la Chine avec Dubaï : au sommet du boom immobilier, il y avait 240 mètres carrés de propriétés en développement pour chaque million de dollars de PIB du pays. Dans la Chine urbaine d'aujourd'hui, ce coefficient est quatre fois plus élevé.
" On a vu ça auparavant. Que ce soit la Thaïlande ou l'Indonésie durant la crise asiatique de la fin des années 1990 ou le Tokyo de 1989, cela se termine toujours mal. "
Des millions d'appartements demeurent inoccupés dans le pays, alors que les spéculateurs dominent le marché immobilier. C'est une économie sous les stéroïdes, lance M. Chanos dans une expression qui a fait le tour du monde.
Pour comprendre comment la Chine en est arrivée là, il faut prendre un certain recul. De 1998 à 2008, la croissance économique annuelle a été de 10 % et plus, et les nouveaux investissements ont été réalisés en vue de poursuivre sur cette lancée.
Or, depuis 2008, la croissance a ralenti, notamment en raison de la crise financière. Le résultat est simple : une surcapacité, à cause d'une économie fondée sur une croissance nettement plus élevée.
Une croissance louche
Si vous pensez que la Chine a maintenu un bon rythme de croissance malgré la récession mondiale, vous avez partiellement raison. En fait, vous vous fiez aveuglément aux données gouvernementales. Par exemple, durant la crise de 2008, l'économie chinoise a maintenu un rythme de croissance de la production industrielle de 6 à 8 %, selon le gouvernement. Comment est-ce possible, alors que l'économie mondiale était en déclin ?
C'est simple : le gouvernement a menti, affirme Vitaliy N. Katsenelson, CFA, directeur des placements chez Investment Management Associates, un autre gestionnaire qui craint le pire pour la Chine. Il est l'auteur de l'excellent livre intitulé Active Value Investing.
Par exemple, ses exportations ont flanché de plus de 25 % ; sa consommation d'électricité a aussi baissé, de même que le tonnage expédié par chemin de fer ; voilà des indications que la croissance annoncée par le gouvernement était gonflée à l'hélium.
Li Keqiang, le favori pour devenir le prochain premier ministre de la Chine, a avoué que les chiffres officiels concernant le PIB du pays sont pour " référence seulement ". Il a précisé que, pour avoir un véritable portrait de l'économie chinoise, il faut se tourner vers d'autres mesures comme la consommation d'électricité.
Niels C. Jensen, gestionnaire pour Absolute Return Partners, a fait l'exercice. Il a comparé la croissance du PIB chinois à la production d'électricité depuis 15 ans. Le résultat : pendant les périodes de faible croissance, le PIB est gonflé artificiellement pour montrer au monde que tout va bien. Pendant les périodes de forte croissance, c'est le contraire : le PIB publié est inférieur à la production d'électricité, pour diminuer les craintes de surchauffe inflationniste.
La conclusion de M. Jensen : " clairement, les chiffres sont manipulés. "
D'ailleurs, en fonction de la production d'électricité, la croissance économique semble avoir ralenti considérablement en 2010. Au premier trimestre de 2010, la production d'électricité a augmenté de 22,7 % (PIB en hausse de 11,9 %), alors qu'elle n'était plus qu'en hausse de 5,5 % au quatrième trimestre (PIB en hausse de 9,8 %).
Incidemment, M. Jensen a aussi lancé un avertissement concernant la Chine dans le commentaire qu'il publie à l'intention de ses clients. Le marché immobilier chinois est probablement l'exemple le plus criant des excès.
" Il y a présentement 30 milliards de pieds cubes de chantiers dans le secteur immobilier en Chine, souligne Jim Chanos. Or, cela représente un cubicule de cinq pieds sur cinq pieds pour chaque personne (enfants inclus) dans le pays. "
Ces investissements s'ajouteront à un marché déjà sous-utilisé.
Selon Yi Xianrong, un économiste au Chinese Academy of Social Sciences, un organisme gouvernemental situé à Beijing, une estimation faite à partir des compteurs d'électricité indique qu'il y a environ 64,5 millions d'appartements et de maisons vides dans les régions urbaines de la Chine. Plusieurs de ces immeubles ont été achetés par des gens qui spéculent, tentant de profiter d'un marché constamment à la hausse.
Andy Xie, économiste indépendant qui travaille en Asie, estime la valeur des immeubles inoccupés à 15 % du PIB.
10 %
Part des investissements immobiliers chinois par rapport au produit intérieur brut du pays. À titre de comparaison, cette part se chiffrait à moins de 6 % aux États-Unis au sommet de la bulle immobilière, en 2005, et à environ 9 % au Japon au sommet de sa bulle, en 1989.
Source : Citi
PIB américain 15 000 G$ US
PIB chinois 5 000 G$ US
PIB canadien 1 300 G$ US
Un pays plus endetté qu'on ne le croit
Plusieurs analystes prétendent que les importantes réserves du gouvernement chinois, estimées à 2 400 milliards de dollars américains (G$ US), réduisent les risques d'un désastre, le gouvernement ayant les moyens d'intervenir massivement. C'est vrai, mais seulement en partie. La Chine est plus endettée qu'on ne le croit. Selon l'agence de notation du crédit Fitch, le crédit privé en Chine a atteint 148 % du PIB, par rapport à 41 % en moyenne dans les autres pays émergents. Victor Shih, professeur à la Northwestern University, calcule que les organismes gouvernementaux locaux de financement ont accumulé 1 600 G$ de nouvelles dettes, de 2004 à 2009. En additionnant les dettes et les prêts non performants, M. Shih estime que la dette totale chinoise correspondait à 71 % du PIB à la fin de 2009 et qu'elle devrait atteindre 96 % en 2011.
Cela se compare à la dette des États-Unis, qui atteint 90 % du PIB, et même à celle de la Grèce (130 %). Les estimations de Victor Shih ne font pas l'unanimité et, étant donné la rareté des informations disponibles, elles demeurent des approximations. Elles indiquent toutefois que le bilan chinois est loin d'être aussi solide qu'on le croit généralement.
Uniquement en 2009, les emprunts chinois ont atteint 29 % du PIB. Au 20e siècle, seulement deux pays ont accumulé autant de réserves que la Chine actuellement, soit des réserves représentant 5 à 6 % du PIB mondial : les États-Unis dans les années 1920 et le Japon au cours des années 1980 ! " Pour les deux, cela s'est terminé dans les pleurs ", lance Niels Jensen.
Des maison très chères
" L'abordabilité immobilière a atteint des niveaux ridicules alors que des propriétés résidentielles se vendent à des prix représentant plus de 20 fois le revenu disponible à Beijing et à Shanghai, mentionne le gestionnaire Niels Jensen. Au sommet de l'immobilier à Tokyo, ce ratio était de 8 fois le revenu disponible, le sommet aux États-Unis étant à seulement 6,5 fois ; pour la Chine dans son ensemble, c'est supérieur à 8,2 fois. "
Quand on dit qu'une maison à Beijing se vend plus de 20 fois le revenu discrétionnaire moyen du Chinois, cela signifie qu'une fois que l'acheteur a payé ses impôts, il lui faudra plus de 20 ans de salaire pour payer sa maison.
En 2009, la Chine a investi 10 % de son PIB dans l'immobilier par rapport à 8 % en 2007. Le Japon, au sommet de sa bulle, n'a jamais dépassé 9 % et les États-Unis, 6 % !
Un gouvernement corrompu
Une des grandes différences entre la Chine et les autres puissances mondiales est le rôle du gouvernement. Selon Vitaliy Katsenelson, il est impossible de gérer de façon centrale une économie de la dimension de celle de la Chine. Selon lui, qui dit immense présence gouvernementale dit imposante bureaucratie qui provoque une importante corruption. Et le résultat final est une mauvaise répartition des ressources.
Par exemple, Edward Chancellor, gestionnaire pour GMO, une firme américaine spécialiste des obligations, mentionne qu'en 2009, l'industrie du ciment en Chine fonctionnait à seulement 78 % de sa capacité. Pour atteindre ses objectifs de croissance, le gouvernement a augmenté ses investissements en immobilisation de 60 % dans ce secteur.
M. Chancellor n'hésite pas à parler de bulle pour décrire la situation chinoise. " Le système économique de la Chine n'est pas supérieur au nôtre, son gouvernement a seulement plus de contrôle sur son économie. "
À bien des égards, l'économie chinoise est devenue une pyramide risquée, selon M. Chancellor. Ainsi, les projets d'infrastructures sont financés par des prêts bancaires et des dons de terrains par les gouvernements locaux qui, eux, se financent en vendant des terrains. Les banques chinoises peuvent contourner les restrictions de crédit en titrisant des prêts aux promoteurs immobiliers pendant que les sociétés d'État gonflent leurs profits en spéculant dans le secteur immobilier. Une baisse des valeurs immobilières ou encore des restrictions plus sévères touchant le crédit pourraient provoquer l'écroulement de cette pyramide.