À chaque grand scandale financier ou fiasco spectaculaire - pensez Nortel Networks, Enron, Parmalat ou WorldCom, on fait grand état des malversations des dirigeants, qui peuvent aller de la grande incompétence à la fraude. Toutefois, on mentionne rarement que l'investisseur avisé, c'est-à-dire celui capable de faire parler les états financiers, aurait pu éviter en partie du moins ces fiascos.
Les états financiers comportent au moins six grands indicateurs, dont la compréhension permet de mieux investir et d'éviter les gâchis. Ceux-ci vous mettront sur la piste de signes avant-coureurs de problèmes éventuellement graves, susceptibles de nuire à l'entreprise étudiée.
Dès le départ, soyons clair : il n'est pas vrai que la compréhension et l'interprétation des états financiers, aussi savantes puissent-elles être, mettent à l'abri de toutes les fraudes. Il y a des limites à ce qu'on peut détecter en consultant les livres d'une entreprise, surtout si les données sont complètement fausses ou erronées.
La comptabilité est le langage des affaires et la compréhension des états financiers est la base du placement. Si on veut évaluer la performance d'une entreprise, il faut apprendre les notions de base en comptabilité.
Il y a trois principaux types d'états financiers : l'état des résultats (indiquant les revenus, les dépenses et les bénéfices), le bilan (ou encore la valeur des principaux actifs et passifs) et l'état de l'évolution de la situation financière (comportant les principales entrées et sorties de fonds pendant une période donnée).
1. Les comptes clients
Une façon de pousser votre analyse est d'évaluer l'évolution des comptes clients. Lorsque ces derniers s'accroissent plus vite que les revenus, c'est mauvais signe. Cela laisse croire que l'entreprise, pour stimuler ses revenus, vend de plus en plus à des clients de moindre qualité, diminuant ainsi ses chances d'être payée.
Pour évaluer l'entreprise dans la gestion de ses comptes clients, on calcule le délai moyen de recouvrement des comptes, soit le nombre de jours qu'il faut à l'entreprise pour se faire payer. On le calcule en divisant les comptes recevables par le chiffre d'affaires quotidien. Plus ce ratio est élevé et plus il est en hausse, plus la société a du mal à se faire payer. C'est très mauvais signe.
Par exemple, à son quatrième trimestre de 2004, Trex, un fabricant américain de produits servant entre autres à la fabrication de patios, a vu ses comptes recevables exploser à près de 70 jours par rapport à moins de 20 jours au trimestre précédent et à un peu plus de 20 au quatrième trimestre de l'exercice précédent. La société avait provoqué un déplacement de ses ventes en offrant des conditions de vente très favorables, du genre "achetez maintenant et payez dans un an". Ce qui gonfle les ventes d'aujourd'hui, mais déprime celles de demain !
2. Les stocks
Comme les comptes clients, si vous constatez que les stocks de l'entreprise s'accumulent plus rapidement que son rythme de vente, faites attention. Cela montre que la société continue de produire, alors que les ventes ne sont pas au rendez-vous.
Pour suivre l'évolution des stocks, les analystes calculent le ratio de rotation des stocks. C'est le nombre de fois que tous ses stocks sont vendus dans une seule année.
Cela est particulièrement important dans des secteurs comme la technologie, où les produits deviennent rapidement désuets, et dans le commerce de détail. Dans ce dernier, il coûte très cher de financer des stocks invendus, parce que la plus grande partie de l'actif est composé de ces stocks.
Pour la plupart des entreprises, les comptes clients et les stocks sont les principaux investissements de leur fonds de roulement. Alors, si les fonds autogénérés ne suivent pas les profits, ce sera en raison des capitaux investis dans les comptes recevables et les stocks.
À l'inverse, une société dont les finances sont saines collecte rapidement ses comptes clients et vend promptement ses stocks, en générant plus d'argent que ses profits comptables déclarés.
3. Le taux d'impôt
L'investisseur avisé compare des pommes avec des pommes. Dans son langage, cela signifie qu'il veut évaluer la performance des activités centrales de la société pendant une période donnée.
La première chose à faire pour y arriver est de se méfier du taux d'impôt. En fait, personnellement, je préfère calculer la croissance des profits avant impôt. Pourquoi ? Parce que la baisse du taux d'impôt peut gonfler artificiellement la croissance des bénéfices. Par exemple, à son deuxième trimestre clos le 30 juin 2010, le bénéfice de BCE a surpassé les attentes, surtout en raison d'un taux d'impôt plus bas. BCE a réalisé un profit par action de 0,77 $, alors que les analystes prévoyaient en moyenne 0,73 $. Cela se compare à 0,58 $ au deuxième trimestre de 2009.
Le taux d'imposition du trimestre de 2010 a été de 18,5 % par rapport à 26,7 % en 2009. Résultat : cela a gonflé le profit net de 70 M $ ou 0,09 $ par action. Autrement dit, n'eut été des impôts plus bas, le bénéfice par action aurait été de 0,68 $, soit inférieur aux attentes.
Précisons qu'il n'y a rien de frauduleux dans cela. Toutefois, lorsque la direction invoque la qualité de son exécution pour expliquer sa surperformance par rapport aux attentes, elle ne dit pas toute la vérité. L'investisseur doit le savoir. D'autant plus qu'il y a une limite aux réductions du taux d'imposition. Au prochain exercice, la société aura de la difficulté à maintenir ses profits.
N'oubliez pas que cela peut jouer dans le sens inverse et créer des occasions. Par exemple, la société qui publie des profits inférieurs aux attentes, en raison d'un taux d'imposition plus élevé, peut voir son titre reculer en Bourse, alors que sa rentabilité réelle n'a pas changé.
4. Les activités poursuivies
L'investisseur avisé tente, autant que possible, d'isoler le rendement des activités de l'entreprise de ce qui est non récurrent. Cela signifie de ne pas tenir compte des charges exceptionnelles, ni des gains extraordinaires.
L'idée est simple : une société inscrit des profits élevés, par exemple à la suite de la vente d'une usine. Par contre, au trimestre suivant, ces profits disparaîtront, car elle compte une usine en moins. Vous comprendrez qu'en tant qu'investisseur vous ne voulez pas payer pour des profits qui n'entretiennent aucun lien avec les activités centrales de l'entreprise.
Par exemple, en 1999, IBM a vendu ses activités appelées Global Network à AT&T, réalisant un gain exceptionnel de quatre milliards de dollars US. Au lieu de comptabiliser ce gain comme poste non récurrent, la direction a choisi de le prendre pour réduire ses dépenses générales et d'administration. "Ce faisant, IBM a caché magiquement la détérioration de ses activités des yeux des investisseurs", explique Howard M. Schilit, dans son livre Financial Shenanigans (McGraw Hill).
Contrairement aux taux d'impôt, relativement faciles à calculer, les éléments non récurrents sont parfois moins évidents à déceler. En fait, les dirigeants ont tendance à les mentionner lorsque c'est à leur avantage (comme une charge qui diminue les bénéfices). Dans ce sens, vous devrez souvent consulter les notes aux états financiers pour découvrir des gains non récurrents. L'exercice en vaut toutefois la chandelle.
5. Les fonds générés par rapport aux profits
S'il y a une seule chose à retenir de ce reportage, c'est la suivante : si vous observez un fossé profond (et grandissant) entre les bénéfices déclarés et les fonds générés par la société, faites attention. C'est le principal drapeau rouge, indicateur précurseur qu'un ralentissement se profile à l'horizon.
Les fonds autogénérés sont les bénéfices après impôts auxquels on ajoute les dépenses qui n'exigent pas de sorties de fonds (comme l'amortissement) et après les investissements dans le fonds de roulement (poste appelé "Évolution nette des éléments hors caisse" dans l'état de l'évolution de la situation financière).
Pour comprendre ce point, mettez-vous dans la peau des dirigeants qui veulent encore montrer que la croissance est au rendez-vous. Quelles sont leurs options ? Pour gonfler leurs revenus, ils peuvent expédier beaucoup de leurs produits chez leurs distributeurs et déclarer ces produits dans leurs revenus (alors que ce n'est pas encore tout à fait le cas). Ils peuvent aussi retarder la réalisation de certaines dépenses pour gonfler les bénéfices, etc.
Résultat : la société publiera des revenus et des profits en hausse, sous les applaudissements des investisseurs.
Pourtant, ceux-ci peuvent détecter, en partie du moins, ce genre de manoeuvre en examinant attentivement l'état de l'évolution de la situation financière.
Les fonds autogénérés du géant du commerce au détail Costco (voir tableau ci-dessus) surpassent toujours ses bénéfices nets (d'au moins 210 M $ US et jusqu'à plus de 500 M $ US), ce qui est très sain.
On ne peut pas en dire autant de Rent-A-Center, prêteur de biens pour la maison et d'équipements électroniques. Deux fois lors des cinq derniers trimestres, ses profits ont surpassé ses fonds autogénérés. C'est signe que la société aura de la difficulté à maintenir sa croissance.
6. L'amortissement
Ce dernier élément comptable est probablement le plus difficile à saisir pour bien des investisseurs. L'amortissement est l'écriture comptable pour tenir compte du fait que les équipements et les immobilisations s'usent année et après année et devront être remplacés un jour.
Prenons le cas d'un transporteur routier qui dispose de 100 camions lui ayant coûté 100 000 $ chacun, pour un investissement total de 10 M $. Supposons que ce transporteur n'inscrit aucune charge liée à l'amortissement de ses camions à ses résultats et que les camions ont une durée de vie de 10 ans. Il déclare des profits de 1 M$ par année, sauf qu'à la 11e année, ses camions ayant atteint la fin de leur vie utile, il doit les remplacer. Il n'a pas d'autre choix que de dépenser au moins 10 M$ (si on suppose que leur coût n'a pas changé en 10 ans). Il enregistre donc une perte de 9 M$ lors de cet exercice financier (si on oublie les impôts pour ne pas trop compliquer).
Vous conviendrez que les bénéfices des années précédentes étaient fictifs : ils ne respectaient pas la réalité économique.
Pour refléter celle-ci, la direction doit évaluer à quel rythme ses équipements s'usent. Et là, leur marge de manoeuvre est suffisante pour tromper les investisseurs. Ainsi, une société plus conservatrice adoptera un taux d'amortissement plus élevé (faisant l'hypothèse que ses équipements s'usent plus vite et coûteront plus cher à remplacer). Sa dépense "d'amortissement" sera plus élevée, et en conséquence, ses profits seront plus faibles.
À l'opposé, une société peut gonfler artificiellement ses profits en sous-estimant sa dépense reliée à l'amortissement. Pour l'investisseur, il est difficile de savoir exactement quel est le bon taux de dépréciation. Il peut toutefois comparer entre elles les sociétés d'un même secteur pour qualifier l'approche de la direction.
Par exemple, la Securities and Exchange Commission (SEC) a reproché au géant du transport de déchets Waste Management d'avoir évité des dépenses d'amortissement en prolongeant de façon arbitraire la vie utile de ses camions.
C'est pourquoi il est important de comparer les politiques d'amortissement des entreprises dans un même secteur. Celles qui amortissent plus rapidement leurs immobilisations sont plus conservatrices et, dans ce sens, leurs bénéfices sont de meilleure qualité.