BLOGUE. J'ai une petite question pour vous, aujourd'hui : lorsque vous voulez enrichir votre culture en matière de management, que faites-vous? J'imagine que votre premier réflexe est de songer à un MBA, et plus prosaïquement d'aller acheter un livre sur le sujet qui vous intéresse. Un livre de management, bien entendu.
Découvrez mes précédents billets
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Mais voilà, est-ce là la meilleure façon de faire? Et si, au lieu de vous ruer dans les rayonnages Gestion/Management de la librairie, vous alliez plutôt fouiner dans la section Littérature? Et si vous y cherchiez alors un classique dont le sujet s'approche de ce qui vous préoccupe dans votre vie professionnelle?
Telle est l'idée qu'a eue la coach Sophie Chabanel, qui s'est inspirée de différents textes littéraires pour en dégager les grandes pensées utiles au quotidien au travail. «Humain, sensible, souvent drôle, le regard des écrivains permet d'aborder tout autrement les nombreuses facettes de l'entreprise : accompagnement du changement, santé au travail, culture d'entreprise, éthique, marketing, etc.», explique-t-elle.
Une idée géniale, comme vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes grâce à un extrait de son livre Managers, relisez vos classiques (Éditions d'Organisation, 2011) :
«Le célèbre roman de Zola Au bonheur des dames raconte la création d’un grand magasin moderne sous le Second Empire. Octave Mouret, l’audacieux directeur, a une vision révolutionnaire non seulement du marketing, mais aussi de la gestion des ressources humaines et de l’organisation.
«Face à cette approche radicalement nouvelle, le petit commerce, étroit d’esprit et accroché à des pratiques dépassées, est condamné à mourir : le grand magasin entraîne dans son sillage d’innombrables faillites, et autant de familles brisées. Pour autant, avec sa foi ardente dans le progrès, le romancier juge le bilan de cette modernité globalement positif.
«Au final, et malgré les inévitables "dommages collatéraux", les salariés, les consommateurs et toute la société en sortent gagnants.
Un credo : la rotation rapide des stocks
«La clé de voûte du système mis en place par le directeur du Bonheur des dames est la rotation très rapide des stocks. L’enquête minutieuse de Zola lui a révélé que le rayon de mode du magasin du Louvre renouvelait son stock cinquante-quatre fois dans l’année, contre deux fois pour les boutiques traditionnelles!
«Toute la stratégie du commerce nouveau repose sur une logique de volume, résumée dans cette formule simple : «Vendre bon marché pour vendre beaucoup et vendre beaucoup pour vendre bon marché». Ce mot d’ordre ne tolère aucune exception : «C’était la règle de la maison, on balayait tout chaque année, on vendait à soixante pour cent de perte, plutôt que de garder un modèle ancien ou une étoffe défraîchie».
«Pour obtenir cet écoulement rapide de la marchandise, les prix bas sont accompagnés d’un changement complet des règles du jeu. Une des nouveautés les plus radicales, pour l'époque, est la «marque en chiffres connus», autrement dit l’affichage des prix. «Ensuite, il célébra la marque en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l’ancien commerce, le petit commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix.»
«Cette plus grande transparence s’accompagne d’une politique d’achat agressive, qui renverse le rapport de force avec les fournisseurs. En contrepartie de volumes importants, les grandes maisons de soierie lyonnaises sont «à genoux devant les grands magasins», d’autant que leur outil de production important ne leur permet pas de se brouiller avec les grands acheteurs du marché.
«C’est ce qu’explique l’un des soyeux au petit marchand Robineau : «J’en connais trois ou quatre qui se les disputent, qui consentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les petites maisons comme la vôtre. Oui, s’ils existent par eux, ils gagnent par vous…» Les dindons de la farce sont les petites boutiques à l’ancienne.
Une gestion du personnel anonyme et brutale
«Dans le domaine crucial de la gestion du personnel (le Bonheur des dames compte 1 500 vendeurs, et un total de 2 500 employés!), Octave Mouret met également en place des pratiques novatrices… et brutales.
«Il n’hésite pas à attiser les rivalités de ses employés et les traite comme des numéros. Ainsi, au début de chaque été, il se débarrasse sans état d’âme de son excès de personnel :
«Mouret, chaque matin, lorsqu’il faisait avec Bourdoncle son inspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu’il avait poussés, l’hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plus de vendeurs qu’il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leur personnel. Il s’agissait maintenant de diminuer les frais, en rendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui se laissaient manger par les forts.
– Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pas votre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, les mains ballantes.
Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquels sacrifier :
– Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues!»
«Autre élément non moins choquant, le salaire de misère des débutants, qui contraint les jeunes vendeuses à prendre un amant pour survivre.
«Ces pratiques barbares, qu’un Mouret éperdu d’amour supprimera sous l’influence de sa chère Denise, contrastent avec le paternalisme du petit commerce, dans lequel la boutique est au centre d’une véritable vie de famille. On voit ainsi le père Baudu, incarnation des pratiques traditionnelles, s’élever contre ce commerce «sans affection». Il faut dire que toute l’existence de l’oncle de Denise repose sur un mélange intime entre vie professionnelle et vie familiale : dans sa boutique, cela fait trois générations que la fille du patron épouse le premier commis, assurant de ce fait une transmission sans heurts. (…)
Innovation contre étroitesse d’esprit
«L’opposition entre l’ancien et le nouveau ne porte pas seulement sur l’apparence des magasins mais aussi sur l’état d’esprit de leurs dirigeants respectifs. Toute la personne de Mouret respire l’audace et la prise de risque. Ses projets pharaoniques d’agrandissement fragilisent d’ailleurs sa trésorerie : «Il s’agissait de vaincre ou de mourir».
«À l’inverse, le vieux Baudu se caractérise par une résistance acharnée au changement, liée à une certaine étroitesse d’esprit. «Si c’est une pareille bousculade qu’on appelle à présent le commerce, je n’y entends rien, j’aime mieux m’en aller», déclare-t-il ainsi, dépassé par les événements.
«Pour lui, le fait de bousculer les principes rigides qui régissent le commerce traditionnel s’apparente à un acte immoral : il faut rétablir la «dignité du commerce compromise». L’un de ces principes fondateurs consiste à ne vendre qu’un type de marchandises dans un même lieu. «Il a osé créer un rayon de ganterie», se scandalise Baudu, jugeant la façon dont Mouret multiplie les rayons proprement diabolique. Comme on le voit dans l’extrait présenté, le patron du Vieil Elbeuf réagit en se raccrochant farouchement aux pratiques anciennes et en rejetant en bloc toute forme d’innovation – une stratégie vouée au fiasco.
«À l’inverse, le jeune marchand Robineau, qui vient d’acquérir une boutique, essaye de lutter avec les armes de son menaçant adversaire. Il fait de la publicité et se lance bravement dans une guerre des prix, après avoir noué une alliance avec un fabricant de soieries lyonnais.
«Mais à ce jeu-là, il est forcément perdant puisqu’il ne peut prétendre à des volumes de ventes comparables à ceux de son concurrent. Comprenant qu’il court à sa perte et ne peut rien contre «la fin d’un monde», il tente de se suicider.
Une foi ardente dans le progrès
«(…) Tout cela est bien triste, mais, comme l’explique le romancier à travers la bouche de Mouret, c’est le sens de l’histoire : «Le triomphe des cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de vent du siècle, qui emportait l’édifice croulant des vieux âges.» On retrouve ainsi le thème, cher à Zola, de «la vie qui veut la mort pour continuelle semence».
«Par ailleurs, il est souligné à plusieurs reprises que ce commerce moderne, accusé par les moralistes de l’époque de faire perdre la tête aux femmes, a des aspects bénéfiques pour la clientèle. La logique de volume et la disparition des multiples intermédiaires entraînent en effet une baisse des prix notoire.
«Le personnel, lui aussi, sort gagnant du commerce moderne. Maltraité au début du roman, il est nettement mieux considéré à la fin du livre, grâce à l’heureuse influence de Denise sur Mouret. La nourriture de la cantine est améliorée, la baisse d’activité de l’été est gérée avec humanité, les femmes enceintes, jusque-là licenciées sans scrupules, font l’objet de tous les soins. Le niveau de vie culturel des employés s’élève en même temps que leurs conditions de vie matérielles : orchestre, cours du soir, bibliothèque, tout est fait pour leur nourrir l’esprit. «C’est l’embryon des vastes sociétés ouvrières du vingtième siècle», explique le romancier.
«Les effets positifs du monde nouveau l’emportent donc sur les inévitables dégâts. Cette confiance dans le progrès reflète bien l’époque et a quelque chose de touchant. Fait inhabituel pour un roman de Zola, Au bonheur des dames laisse une impression d’optimisme – avec, pour ne rien gâcher, une histoire d’amour qui finit bien!»
Voilà. Ne trouvez-vous pas là matière à réflexion? Par exemple, pour qui se préoccupe de l'arrivée du géant Target, ou encore pour qui s'interroge sur la meilleure façon de gérer le personnel d'une grande entreprise?
En passant, Émile Zola a dit dans L'Argent : «Savoir où l'on veut aller, c'est très bien ; mais il faut encore montrer qu'on y va».
Découvrez mes précédents billets