BLOGUE. Attribuer une récompense pour souligner une bonne performance est aujourd'hui monnaie courante. Du moins, si tout le monde ne le pratique pas vraiment, tout le monde s'accorde pour dire qu'une telle politique managériale encourage chacun à donner le meilleur de lui-même, voire à se dépasser au travail. Pas vrai? Eh bien, non, ce n'est pas vrai. Une telle politique peut même avoir des effets… destructeurs!
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C'est ce que j'ai découvert dans une étude intitulée How relative compensation can lead to managerial herding. Celle-ci est signée par An Chen, professeure d'économie à l'Université d'Ulm (Allemagne), et par Markus Pelger, étudiant en économie à Berkeley (États-Unis). Elle montre que, dans certaines conditions, les primes et autres bonus attribués aux managers en fonction de leur performance peut les inciter à faire des choix… nuisibles à l'entreprise!
Ainsi, les deux chercheurs ont eu la curiosité de se demander si les primes accordées à la performance étaient toujours la meilleure chose à faire pour que les managers donnent leur 110%. Ils avaient en tête la réflexion théorique suivante :
> Quand on récompense quelqu'un à la performance, comment savoir si celle-ci résulte bel et bien du talent particulier du manager, ou d'un pur coup de chance? En effet, on pourrait imaginer un manager rusé mais incompétent, qui imiterait les décisions d'autres managers, qui eux sont réputés pour leur talent, et qui obtiendrait de la sorte d'excellents résultats, et ce, sans avoir pris le moindre risque personnel.
> Une idée pour pallier ce problème, c'est de ne pas seulement tenir compte de la performance de l'entreprise ou de l'équipe du manager, mais aussi d'autres critères, comme la performance de l'entreprise ou de l'équipe en comparaison avec celle d'une entreprise ou d'une équipe évoluant dans la même industrie. Autrement dit, de considérer davantage de critères qui dépendent du manager, et moins qui ne dépendent pas directement de lui.
> Or, cette idée de performance relative est de plus en plus courante de nos jours.
> La question est donc : cette idée-là est-elle bonne, ou pas?
Pour le découvrir, Mme Chen et M. Pelger ont regardé dans quelle mesure les primes attribuées à la performance relative avaient une incidence sur les décisions prises par les managers. Ils ont alors concocté un modèle de calcul économétrique, qui vise à déterminer quelle est la meilleure stratégie à adopter pour un manager dans une situation donnée.
La situation donnée était très simple. Des managers frileux face aux risques sont individuellement rémunérés avec des bonus liés à leur performance relativement à celle des autres. Ces managers doivent prendre une décision : l'une est bonne pour leur entreprise, l'autre, mauvaise.
Prenons un exemple concret pour que ce soit plus clair. Disons qu'il y a trois managers de trois entreprises distinctes évoluant dans le même secteur économique, soit trois managers travaillant respectivement pour Ford, GM et Chrysler. Chacun doit prendre une décision stratégique lourde de conséquences : lancer une nouvelle voiture. Il y a un bon choix pour l'entreprise, qui est de lancer un modèle utilisant pour seul carburant l'eau (si, si, c'est techniquement possible, mais c'est un bon choix ultra risqué, car les consommateurs et le marché ne sont pas encore prêts pour une telle révolution technologique). Et il y a un mauvais choix, qui est de lancer un modèle énergivore en essence, mais magnifique sur le plan du design (c'est là un choix peu risqué, mais dont l'intérêt pour l'entreprise à moyen et long terme est nul).
Maintenant que la situation est donnée, les deux chercheurs ont inséré leur modèle de calcul dans un ordinateur et regardé ce qui se produisait. Résultat? Fort intéressant…
> Il se produit deux équilibres de Nash.
Deux équilibres de Nash? En jargon d'économiste, un équilibre de Nash correspond à une situation très particulière lorsque, dans un jeu théorique, plusieurs joueurs ne peuvent plus modifier leur stratégie sans affaiblir leur position personnelle. Grosso modo, le premier qui bouge ou change sa stratégie perd automatiquement, si bien que la situation est stable, précaire, mais stable.
Ce qu'il faut savoir, c'est que l'existence d'un équilibre de Nash n'implique pas que celui-ci soit optimal. Il peut en effet exister d'autres choix, d'autres stratégies, qui conduisent à un gain plus grand. Et dans la situation qui nous intéresse, il y a deux équilibres de Nash.
Lesquels? Eh bien, nos trois managers peuvent atteindre l'équilibre soit en faisant tous le bon choix, soit en faisant tous le mauvais choix. Et de tout cela découle une conclusion qui fait froid dans le dos :
> La seule façon pour ces managers d'atteindre un équilibre de Nash, c'est de suivre le mouvement général, de ne surtout pas faire un choix autre que celui de la majorité des autres.
Autrement dit, la "meilleure" stratégie individuelle est de se comporter comme un mouton! On le voit bien, les managers, poussés par leur envie de toucher un bonus ou une prime similaire à celle de ses confrères et consœurs, peuvent très bien être amenés à faire des choix néfastes in fine pour leur entreprise. CQFD.
Que retenir de cette étude? Tout d'abord, il convient de souligner qu'un cas particulier a été ici étudié, en ce sens que tous les managers considérés étaient «frileux face aux risques». Dans la réalité, ce ne sont pas tous les managers qui ont peur de prendre des décisions risquées. Mais en même temps, on ne peut pas dire que les managers qui adorent le risque courent les rues, n'est-ce pas?
Ensuite, on peut noter que l'aiguillon de la performance peut mener un manager non pas dans la direction souhaitée, mais dans la direction opposée. Cet aiguillon, auquel l'on voue en général les plus grandes vertus, peut en fait mener droit à la catastrophe. Et ce, alors même que tout le monde pense bien faire…
D'où la déduction suivante :
> Qui poursuit la performance finit par adopter un comportement grégaire, lequel peut se révéler suicidaire.
Et son corolaire :
> Qui entend briller ne doit pas viser la performance, mais l'originalité (et accepter la prise de risques que cela comporte).
Voilà. Maintenant, à vous de voir si vous voulez demeurer dans le troupeau, ou vous en distinguer. Et à vous de voir aussi de ce qu'il en est de votre boss.
En passant, Anton Tchékhov a dit dans son Oncle Vania : «L'état normal d'un homme est d'être un original».
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