BLOGUE. Vous comme moi, nous sommes des êtres moraux (du moins, je l’espère…). Quand nous prenons une décision, nous veillons toujours à ce qu’elle soit juste, c’est-à-dire à ce qu’elle colle à nos valeurs. Pourtant, soyons francs, nous nous mettons souvent des œillères pour ne pas tenir compte de ce qui nous déplaît…
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Je m’explique… Nous sommes convaincus que les voitures contribuent grandement à polluer l’atmosphère et qu’il est donc grand temps de passer aux voitures électriques. Aujourd’hui, cette technologie est commercialisée et les gouvernements proposent des incitatifs pour nous encourager à choisir l’électricité à l’essence. Résultat? Au mieux, certains d’entre nous optent pour des voitures hybrides et presque personne pour des voitures 100% électriques…
On le voit bien, nous mettons nos valeurs de côté quand ça nous arrange. Maintenant, il convient de se demander pourquoi, au juste, nous agissons de la sorte. En effet, nous nous tirons alors une balle dans le pied, oui, nous nous nuisons à nous-mêmes, voire aux autres, en refusant de tenir compte des conséquences réelles de nos décisions. Pas vrai?
J’ai mis la main sur une étude qui aborde justement ce sujet. Intitulée Are morally motivated decision makers insensitive to the consequences of thier choices?, celle-ci est signée par Daniel Bartels, professeur de marketing à la Columbia University, et Douglas Medin, professeur de psychologie à la Northwestern University. Elle montre que – curieusement – nos choix moraux ne dépendent pas tant que ça de nos valeurs, mais plutôt de la manière dont fonctionne notre cerveau au moment de notre prise de décision…
Ainsi, les deux chercheurs ont repris deux expériences menées il y a quelques années de cela portant sur la morale. La première, de Ritov et Baron (1999), visait à analyser la réaction des gens face à des dilemmes comme celui-ci :
«La construction d’un barrage menace d’extinction 20 espèces de poissons. En ouvrant les vannes un mois par an, vous pouvez sauver ces espèces, mais deux autres vont disparaître à cause de la variation du niveau de l’eau dans la rivière.
«Ouvrez-vous ainsi la vanne, ou pas? Répondez par «oui» ou «non».
«Enfin, jusqu’à combien d’espèces appelées à disparaître accepteriez-vous d’ouvrir les vannes du barrage?»
L’autre expérience, de Connolly et Reb (2003), avait pour but de peaufiner la première, en y apportant de menus changements. Par exemple, ils posaient aux participants des questions du genre :
«La construction d’un barrage menace d’extinction 20 espèces de poissons. En ouvrant les vannes un mois par an, vous pouvez sauver ces espèces, mais d’autres vont disparaître à cause de la variation du niveau de l’eau dans la rivière.
«Ouvrez-vous ainsi la vanne si cela entraîne la disparition de 2 autres espèces de poissons? Répondez par «oui» ou «non».
«Ouvrez-vous ainsi la vanne si cela entraîne la disparition de 6 autres espèces de poissons? Répondez par «oui» ou «non».
«Ouvrez-vous ainsi la vanne si cela entraîne la disparition de 10 autres espèces de poissons? Répondez par «oui» ou «non».
«Ouvrez-vous ainsi la vanne si cela entraîne la disparition de 14 autres espèces de poissons? Répondez par «oui» ou «non».
«Ouvrez-vous ainsi la vanne si cela entraîne la disparition de 18 autres espèces de poissons? Répondez par «oui» ou «non».»
L’idée de Connolly et Reb? Regarder si nous sommes prêts ou pas à faire des compromis avec nos valeurs profondes : collons-nous plus à nos valeurs si nous avons à décider nous-mêmes du nombre d’espèces de poissons mis en danger à cause de notre décision ou si nous avons à cocher un chiffre parmi une liste préétablie?
Ces deux expériences ont mis en évidence un point intéressant, à savoir que les personnes qui ont des valeurs fortes montrent une certaine insensibilité aux conséquences de leurs décisions. Celles-ci font passer avant tout leurs valeurs profondes, quitte à ce qu’elles fassent du mal à autrui. «Au moins, la morale est sauve», pensent-ils alors…
MM. Bartels et Medin sont allés un peu plus loin avec leur propre expérience. Ils ont soumis 74 étudiants d’une université américaine à trois dilemmes, dont celui du barrage et des poissons. Certains se sont vus présenter les dilemmes à la Ritov et Baron, d’autres à la Connolly et Reb. Puis, tous ont dû décréter comme «acceptable» ou «inacceptable» certains choix moraux, en rafale, comme par exemple «Mettre en prison les personnes qui expriment des idées politiques non-violentes» et autres «Avorter de foetus normaux dans les trois mois de la fin de la grossesse».
Résultat cette fois-ci? Palpitant! Dans le cas des dilemmes à la Ritov et Baron, ceux qui ont des valeurs fortes ont guère tenu compte des conséquences de leurs choix. En revanche, dans le cas des dilemmes à la Connolly et Reb, l’inverse s’est produit : ceux qui ont des valeurs fortes ont malgré tout tenu compte des conséquences de leurs décisions.
«Il pourrait être tentant de sauter à la conclusion que cela montre bien à quel point l’être humain est inconséquent dans ses choix, changeant d’opinion pour un rien. Mais ce serait se tromper que de dire cela. Il faut plutôt en déduire qu’il faut creuser davantage les données pour chercher à comprendre ce qui s’est produit», indiquent les deux chercheurs dans leur étude.
C’est ce qu’ils ont fait. Et ils ont découvert que les deux sortes de dilemmes n’attirent pas l’attention des participants sur les mêmes points. Ceux à la Ritov et Baron mettent en avant le choix moral à faire, alors que ceux à la Connolly et Reb amènent à réfléchir sur la limite de nos valeurs morales. Grosso modo, les premiers portent surtout notre attention sur la moralité de nos décisions, et les seconds, sur les conséquences de nos décisions. La nuance est de taille, et expliquerait la différence de réactions, d’après les deux chercheurs.
Que déduire de cette trouvaille en matière de management et de leadership? Que les choix moraux que nous sommes amenés à faire dans la vie comme au travail sont grandement influencés par la manière dont nous sont présentés les choix à faire. Bref, tout est dans la forme, et pas franchement dans le fond.
Un exemple… Prenons le cas d’un PDG qui doit amener ses managers à accepter l’idée de sabrer dans le personnel dont ils ont la responsabilité directe. Un geste, on s’en doute bien, difficile à faire, qui peut même être traumatisant pour celui qui le fait. La meilleure manière de procéder est donc de leur présenter le choix à la Ritov et Baron, et non à la Connolly et Reb…
Comme le disait subtilement le penseur espagnol du 17e siècle Baltasar Gracian : «Il faut être tel que l’on n’ait pas à rougir devant soi-même»…
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