Demain. Qu'est-ce qui vous attend demain? Une belle surprise? Une mauvaise nouvelle? La réussite d'un projet qui vous tient à cœur? Ou son échec? Nous aimerions tous le savoir à l'avance, comme pour la météo : quand on sait le matin qu'il y a de fortes chances qu'il pleuve dans l'après-midi, au moins a-t-on la possibilité de nous adapter au mieux à la situation, en nous munissant d'un parapluie avant de quitter la maison.
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Mais voilà, en-dehors de la météo, peut-on raisonnablement faire des prévisions qui tiennent la route, jour après jour? Non, me direz-vous. Car il y a trop d'aléas dans la vie pour que des prédictions puissent s'avérer justes à tous les coups. Et je vous vois d'ici avancer un argument massue : les rencontres sportives, pour lesquelles même les experts n'arrivent jamais à faire des prévisions exactes sur la durée.
Et pourtant…
Oui, et pourtant il y a moyen de voir dans le futur. Sans se tromper, ou du moins sans trop se tromper. Et plus fort que ça, vous êtes vous-mêmes en mesure de faire des prédictions renversantes d'exactitude!
Est-ce que j'affabule? Non, pas du tout. Je peux être aussi affirmatif parce que j'ai mis la main sur une étude sensationnelle, intitulée Psychological strategies for winning a geopolitical forecasting tournament. Celle-ci est signée par Philip Tetlock, professeur de psychologie et de management à Wharton (États-Unis), et douze autres chercheurs. Et elle montre qu'il y a moyen – pour vous comme pour moi, et en particulier pour l'équipe dans laquelle vous évoluez au travail – de vraiment voir dans le futur.
Maintenant, accrochez-vous bien, parce que l'histoire que je vais vous raconter va vous marquer à jamais…
Au tout début des années 2010, une branche des services secrets américains a lancé une opération particulière visant à «se doter de capacités révolutionnaires permettant aux États-Unis de surprendre ses adversaires et d'éviter d'être surpris par ceux-ci». Cette branche, c'était l'Intelligence Advanced Research Projects Activity (Iarpa), dont la mission première consiste à acquérir des savoirs permettant d'avoir toujours un temps d'avance sur tout le monde, tous domaines confondus. Et le nom de code de cette opération particulière était : the Good Judgment Project.
De quoi s'agissait-il? Les dirigeants de l'Iarpa ont noté que le président américain Barack Obama, comme ses prédécesseurs, consultait les avis d'experts avant de prendre une décision importante. Autrement dit, que les décisions cruciales pour le pays reposaient fondamentalement sur les jugements émis par une poignée de personnes triées sur le volet, en fonction de la justesse de leurs opinions émises par le passé. Et ils se sont demandé si, en toute logique, c'était là la meilleure façon de procéder pour s'assurer que le président prenne, à chaque fois, LA bonne décision.
Or, un argument semble aller à l'encontre de la façon de procéder du président américain. À savoir la fameuse théorie de la "sagesse des foules". Tout est parti d’une expérience du scientifique britannique Francis Galton menée en 1906. Celui-ci croyait dur comme fer à la supériorité des experts sur la foule «stupide» et a tenu à le prouver. Il s’est rendu à un marché de bétail et y a lancé un concours : il s’agissait de deviner le poids d’un bœuf après qu’il a été abattu et débité en morceaux. Sir Galton a ainsi enregistré 787 paris, et découvert – ô stupeur! – que la médiane de paris de la foule donnait le chiffre de 1 197 livres, alors que le poids réel du bœuf était de 1 198 livres. Quant aux experts, aucun n’avait été capable de viser aussi juste.
D'où l'envie de l'Iarpa de voir s'il y avait une façon de tirer partie de la sagesse des foules pour aider à une meilleure prise de décisions à la tête de l'État. C'est ainsi qu'est née l'opération Good Judgment Project.
L'idée était simple : inviter des citoyens américains à participer à un concours de prédictions géopolitiques, et comparer leur performance globale à celle des experts des services secrets américains. Et ce, sous la houlette de M. Tetlock, connu pour être l'auteur du bestseller Expert political judgment: How good is it? How can we know?
Un premier tournoi a été organisé, étalé de septembre 2011 à avril 2012. Il réunissait 2246 volontaires, dont près de 1600 étaient de simples citoyens qui avaient répondu à une petite annonce et près de 650, des courtiers spécialisés dans la prédiction de l'évolution des marchés financiers. Chacun devait se connecter une fois par semaine à un site Web et devait indiquer le pourcentage de chances que tel ou tel événement lié à l'actualité internationale se produise dans le monde. Et c'était tout.
À leur insu, les participants avaient été mis dans des conditions de travail différentes. Par exemple, certains avaient été mis ensemble dans des groupes de 25 membres, alors que d'autres œuvraient seuls dans leur coin. L'avantage a priori du groupe était que les uns et les autres pouvaient discuter entre eux en ligne, et ainsi échanger des informations ou des opinions. À leur guise.
Résultats? Les organisateurs de l'expérience sont tombés des nues :
> Avantage aux citoyens quelconques. Les prédictions des citoyens quelconques étaient, dans leur ensemble, nettement meilleures que celles des experts des services secrets qui, eux, avaient pourtant accès à des informations "privilégiées". Ce qui semblait confirmer la théorie de la sagesse des foules.
> Avantage au travail en groupe. Les prédictions des citoyens quelconques qui avaient travaillé en groupe avaient été les meilleures de toutes. Ce qui était une surprise, car il est fréquent de voir échouer les groupes formés au hasard (en raison, par exemple, du phénomène du groupthink, qui veut que les meilleurs ne s'expriment pas comme ils le devraient, se contentant de suivre la décision de la majorité des membres du groupe).
Un second tournoi a par conséquent été mené, entre juin 2012 et avril 2013. Sa formule a été améliorée au passage :
> Les 60 meilleurs prévisionnistes du premier tournoi ont été répartis dans 5 groupes de 12 personnes.
> Certains groupes ont bénéficié de sessions d'entraînement aux prévisions. C'est-à-dire qu'il leur a été appris, entre autres, comment mieux manier les statistiques, afin d'être en mesure d'en dégager les informations pertinentes de celles qui ne le sont pas.
Résultats, cette fois-ci? Voici le principal :
> Avantage aux groupes d'élite. Les prévisions géopolitiques effectuées par les groupes d'élite – c'est-à-dire par des groupes de 12 citoyens quelconques qui avaient brillé lors du premier tournoi – ont été d'une justesse renversante. Elles ont été en moyenne plus précises de 30% que celles des experts des services secrets américains! Oui, 30%, ce qui est carrément phénoménal. Et cette performance allait en s'améliorant au fil du temps, c'est-à-dire à mesure que ces groupes d'élite bénéficiaient de programmes de formation.
Comment expliquer un tel mystère? Comment se fait-il, par exemple, qu'Elaine Rich, une simple pharmacienne d'une soixantaine d'années établie dans le Maryland qui se contente de s'informer sur Google pour faire ses prévisions géopolitiques, batte à plate couture les champions des services secrets américains? L'équipe de chercheurs de M. Tetlock a, bien entendu, tenu à la savoir, et a donc creusé ses données. Cela lui a permis de mettre au jour les trois clés de la réussite en matière de prédiction :
1. La maîtrise de la statistique. Quand quelqu'un cherche à faire des prévisions justes, il a le réflexe de chercher des données, le plus souvent possible chiffrées. Du coup, il convient de savoir manier avec justesse ces chiffres-là, pour en dégager l'information pertinente. C'est pourquoi tous les citoyens quelconques qui ont pu bénéficier d'un programme de formation à la statistique ont vu leur performance s'améliorer à pas de géant.
2. Le travail en équipe. Quand il est bien encadré, le travail en équipe fait toute la différence entre de bons et d'excellents résultats individuels. Pourquoi? Parce que l'équipe permet l'échange d'informations et la discussion d'opinions, ce qui favorise l'élimination des idées reçues – donc erronées – des uns et des autres.
3. L'élitisme. Quand un participant apprenait qu'il allait œuvrer dans une équipe d'élite, sa performance en était aussitôt boostée. L'effet est foudroyant : quand on met les meilleurs ensemble et quand on les encourage continuellement à briller, c'est comme si on dotait chacun de propulseurs.
Ce n'est pas tout. Les chercheurs ont découvert quelques traits psychologiques communs aux citoyens quelconques qui faisaient partie des groupes d'élite. Soit :
> Ouverture d'esprit. Ceux qui présentent une grande ouverture d'esprit sont capables d'aborder un problème sous plein d'angles différents. Sans juger a priori. Et de tenir compte des nouvelles informations ainsi acquises, y compris lorsqu'elles contredisent leurs croyances viscérales. Ce qui est une qualité fondamentale pour qui entend voir dans le futur avec le moins de biais possible.
> Conscience de soi. Les excellents prévisionnistes se connaissent bien eux-mêmes, et ont notamment conscience d'avoir des marottes, voire des travers. Ils savent que ce qu'ils aiment influence leurs décisions, et par suite leurs prévisions. Ils les écartent donc, autant que faire se peut, le temps de réfléchir à leurs prévisions.
> Maîtrise de l'intelligence. Les excellents prévisionnistes savent manier avec brio l'intelligence fluide comme l'intelligence cristallisée. D'après le psychologue Raymond Cattell, l'intelligence fluide correspond à notre capacité à raisonner lorsque nous sommes confrontés à une situation nouvelle pour nous, soit à faire preuve de logique lorsqu'on est plongé dans l'inconnu. Et l'intelligence cristallisée, elle, est notre faculté de recourir à nos talents, nos connaissances ou notre expérience pour faire face à l'imprévu.
Voilà. Pas besoin, par conséquent, d'être un expert des services américains pour faire de brillantes prévisions géopolitiques. Au contraire. Mieux vaut être un citoyen quelconque, mais doué de certains talents comme l'ouverture d'esprit et la conscience de soi, et œuvrer en groupe dans de bonnes conditions. Car celui-là fera des étincelles époustouflantes.
Vous le voyez bien, voir dans le futur, c'est bel et bien à votre portée. Du moins, à la portée de l'équipe de travail dans laquelle vous évoluez.
La preuve ultime? Faites l'exercice tous ensemble, pour vous en rendre compte. Comme suit :
– Choisissez un thème ou un sujet qui vous intéresse au plus haut point. Prenons, en guise d'exemple, l'aéronautique.
– Posez-vous une série de questions pointues sur ce que réserve l'avenir à ce thème-là. Des questions liées à l'actualité, et qui en découlent directement. Avec notre exemple, cela peut donner : «Combien de CSeries Bombardier aura-t-il vendu au total le 31 décembre 2014?», «Combien de temps Pierre Beaudoin va-t-il demeurer PDG de Bombardier?», ou encore «La Chine va-t-elle se doter de centaines de CSeries dans les 6 mois à venir?».
– Creusez chacune des interrogations individuellement, en faisant des recherches via Google, et partagez ce que vous avez trouvé avec les autres.
– Chacun fait ses prédictions, sous forme de pourcentages de chances que l'événement évoqué se produise bel et bien tel qu'indiqué. Puis, compilez-les toutes pour en faire, pour chaque interrogation, une prévision globale.
– Vérifiez la justesse de la prévision globale, une fois le temps venu. Et d'ici-là, peaufinez votre méthode de réflexion en en apprenant par vous-même davantage sur l'art de maîtriser la statistique.
C'est aussi simple que ça. Un groupe de 12 "personnes quelconques" peut ainsi faire des miracles. Des miracles que n'égaleront pas les meilleurs des experts, pris individuellement. C'est garanti.
En passant, le politicien français Léon Gambetta aimait à dire : «L'avenir n'est interdit à personne».
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