BLOGUE. Se décider. Se résoudre à trancher, et prendre une décision lourde de conséquences. Tel est le lot quotidien des managers et des leaders. Et chacun s'y prend à sa manière : en prenant le soin de consulter les autres au préalable, en en parlant seulement à son bras droit, ou encore en s'enfermant dans son bureau. Il y a aussi – plus rarement – la prise de décision collective, pour ne pas dire démocratique : le leader la met en veilleuse et se rallie à la décision suggérée par le groupe chargé de résoudre le problème en question.
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Question : existe-t-il une méthode meilleure que les autres? Vaut-il mieux prendre une décision en groupe ou tout seul dans son coin? Cette interrogation a fait l'objet d'une étude, intitulée Are groups better planners than individuals? An experimental analysis, le fruit du travail d'Enrica Carbone, professeure d'économie à la Seconde Université de Naples (Italie), et de l'étudiant en économie Gerardo Infante, de l'Université Aldo-Moro de Bari (Italie). Une étude qui met au jour des faits qui devraient en surprendre plus d'un…
Les deux chercheurs italiens ont invité des étudiants à participer à une petite expérience. Chaque participant avait une mission : accumuler le plus de tokens possible, le token étant une monnaie fictive, qui serait à la toute fin convertie en euros à raison de 100 tokens pour 2 euros. Pour ce faire, il fallait placer son argent, mais trouver le placement optimal était chose ardue, comme vous allez vite vous en rendre compte :
> Chaque participant devait jouer deux parties.
> Chaque partie comportait 15 coups, c'est-à-dire qu'il était possible d'effectuer 15 placements successifs dans une partie.
> Au début de chaque coup, chaque participant recevait de manière aléatoire soit 5, soit 15 tokens supplémentaires.
> Il lui fallait alors décider du nombre de tokens à placer, sachant que :
– Les rendements étaient asymptotiques au fil du temps, c'est-à-dire que les premiers placements étaient ceux qui rapportaient le plus et les derniers, ceux qui rapportaient le moins;
– Les tokens qui n'étaient pas placés affichaient à chaque coup un rendement constant de 20% (5 tokens mis de côté permettaient d'en gagner 1).
Cela étant, tous les participants n'étaient pas placés dans les mêmes conditions :
> Certains étaient seuls face à l'ordinateur pour prendre leur décision et enregistrer celle-ci, coup après coup. Ils avaient une minute pour se décider, pas une seconde de plus.
> D'autres étaient en groupe de deux, binôme qui était reconfiguré à chaque nouveau coup. Les groupes avaient, eux, trois minutes pour prendre leur décision.
Ce n'était pas tout :
> Certains – individus comme groupes – étaient de surcroît mis dans une position que l'on va dire "risquée", et d'autres, dans une position "empreinte d'incertitudes".
> Ceux en situation risquée étaient informés qu'ils avaient 1 chance sur 2 d'avoir 15 tokens pour jouer leur coup, et 1 chance sur 2 d'avoir seulement 5 tokens. Ils assistaient même au tirage au sort à chaque fois, devant regarder l'expérimentateur en train de tirer une boule d'un sac opaque, soit rouge (15 tokens), soit blanche (5 tokens).
> Ceux en situation empreinte d'incertitudes n'avaient, quant à eux, aucune idée de la raison pour laquelle ils avaient parfois 15 tokens et parfois seulement 5 tokens pour jouer.
On le voit bien, il était complexe de calculer de tête les rendements des différents placements envisageables, surtout avec une seule minute pour se décider tout seul ou avec trois petites minutes pour s'entendre avec un partenaire sur la meilleure décision à prendre. Il fallait faire vite, et du mieux possible.
Résultats? Fascinants…
> Avantage au groupe. En situation risquée, le groupe prend en général de meilleures décisions que l'individu.
> Avantage à l'individu. En situation empreinte d'incertitude, l'inverse se produit : l'individu s'en tire en général mieux que le groupe.
Maintenant, entrons un peu plus en détail dans ces résultats, car cela en vaut vraiment la peine…
> L'individu trop prudent. En situation risquée, l'individu a dévié du choix optimal en moyenne de 27,5% en-dessous de la cible, lors de la première partie. C'est-à-dire qu'il avait tendance à jouer de prudence, et placer moins d'argent qu'il n'aurait dû.
> Le groupe un peu trop audacieux. En situation risquée, le groupe a, lui, dévié en moyenne de 5,4% au-dessus de la cible, toujours lors de la première partie. Ce qui signifie qu'il se montrait plus audacieux qu'il n'aurait dû, en plaçant légèrement trop d'argent.
> L'individu s'améliore avec l'expérience. Dans la seconde partie, les participants ont acquis de l'expérience et ont, en conséquence affinés leurs stratégies de placement. Toujours dans la situation risquée, l'individu a amélioré sa performance, ne déviant plus qu'en moyenne de 11,5% en-dessous de la cible.
> Le groupe – curieusement – ne s'améliore pas. En revanche, dans la seconde partie, le groupe a vu sa performance se détériorer, en moyenne de 21,4% au-dessus de la cible. Comment expliquer cela? C'est ce qu'ont voulu savoir les deux chercheurs italiens.
Ainsi, Mme Carbone et M. Infante ont réfléchi sur leur méthodologie, et fini par noter un détail qui pouvait expliquer la contre-performance du groupe lors de la seconde partie. Quel détail? Le fait qu'à chaque nouveau coup de la partie le binôme était reconfiguré.
En effet, ils avaient considéré que cette démarche permettait d'éviter que les participants apprennent à connaître les autres, ce qui aurait pu avoir comme conséquence d'influencer leur décision propre. Par exemple, si un participant de niveau moyen constatait que son partenaire était, lui, vraiment doué pour ce jeu, il aurait vite fait de s'en remettre entièrement à lui, et donc à ne plus rien décider du tout, ce qui n'était pas l'objet de l'étude. Là, il fallait que chacun soit réellement actif.
Le hic? Ils n'avaient pas pensé que ces changements perpétuels pouvaient nuire à la qualité de la décision finale du groupe. Ce qui s'est probablement passé, pensent les deux chercheurs, c'est que les participants, forts de leurs expériences personnelles tirées de la première partie, ont eu plus de mal à s'entendre avec leur partenaire lors de la partie suivante. Chacun étant plus sûr de son fait, il était devenu plus complexe de résoudre les différends entre les deux partenaires en l'espace de trois petites minutes.
Bref, «cela nous laisse croire qu'un manque de "stabilité" dans un groupe peut nuire à l'efficacité de celle-ci dès lors qu'il s'agit de prendre une décision collective», indiquent les deux chercheurs dans leur étude.
Enfin, un dernier détail, pour ceux que ça peut intéresser :
> Peu importe le sexe. Le sexe des participants n'avait aucune incidence sur la performance des groupes. Les binômes pouvaient être composés de deux hommes, de deux femmes, ou encore d'un homme et d'une femme, cela n'avait aucune importance : les résultats étaient grosso modo les mêmes.
Maintenant, que retenir de tout cela? C'est très simple, à mon avis…
1. Faîtes confiance à votre équipe. Si vous êtes dans une situation risquée, où les conséquences d'un échec peuvent être lourdes, faites confiance à votre équipe et remettez-vous en à elle. Car la décision collective sera en général plus avisée que la décision solitaire du leader.
2. Ayez confiance en vous-même. Si vous êtes dans une décision incertaine, où vous sentez qu'il vous manque par exemple des informations pour trancher sereinement, alors ayez confiance en vous-même et prenez seul votre décision. Bien entendu, mieux vaut écouter ce que les uns et les autres ont à dire, mais ne laissez pas ceux-ci trop vous influencer, voire carrément décider à votre place.
3. Veillez à la stabilité de l'équipe. Si vous optez pour une décision collective, veillez à ce que l'équipe connaisse une certaine "stabilité". C'est-à-dire qu'il faut que les membres de l'équipe se connaissent bien et travaillent ensemble depuis un certain temps, en harmonie. Sinon, vous risquez d'assister à une guerre des egos qui se soldera inévitablement par de mauvaises décisions finales.
Voilà. À vous de jouer, désormais.
En passant, le coach de football Bud Wilkinson aimait à dire : «La confiance est le ciment invisible qui conduit une équipe à gagner».
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