BLOGUE. Vous le savez sûrement, Marissa Mayer, la PDG de Yahoo, a déclenché depuis quelques jours une vive polémique en interdisant à ses employés de travailler à domicile à partir de juin prochain. Pourquoi une telle décision? Essentiellement parce que Mme Mayer pense que les employés sont plus productifs quand ils travaillent tous les jours ensemble physiquement, plutôt que dans des équipes "virtuelles", où les seuls contacts sont téléphoniques et numériques.
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Bien entendu, les uns se sont mis à dire qu'elle avait raison, et les autres qu'elle avait tort, et ce, en s'appuyant sur mille et un arguments plus ou moins fondés. Comme toute polémique, l'opinion s'est vite mise à prendre le dessus sur les faits vérifiés et vérifiables, si bien que le débat n'a pas été tranché, chacun restant campé sur sa position de départ. Classique.
Maintenant que les émotions fortes se sont un tant soit peu apaisées – le temps fait toujours des miracles! –, je me permets d'entrer dans le débat, avec la prétention de le trancher. Si, si…
Revenons à l'interrogation de départ : «Le télétravail, ça marche, ou pas?». Pour le savoir, quoi de mieux qu'une expérience menée sur le terrain? Et justement, j'ai mis la main sur une étude intitulée Does working from home work? Evidence from a chinese experiment. Celle-ci est signée par deux professeurs d'économie de Stanford, Nicholas Bloom et John Roberts, avec l'aide de deux de leurs étudiants, James Liang et Zhichun Jenny Ying. Elle apporte une réponse qui clôt toute discussion, à mon avis…
Les quatre chercheurs se sont intéressés à une firme chinoise dénommée Ctrip, qui offre des services de voyage un peu à l'image d'Expedia et autres Travelocity. Celle-ci permet aux entreprises et aux particuliers de recueillir et de comparer les meilleurs prix, que ce soit pour un vol aérien, pour un hôtel, ou encore pour un voyage organisé. Elle fait figure de leader sur le marché chinois : ses revenus sont de quelque 5 milliards de dollars américains, ce qui représente une part qui dépasse les 50%.
Sa force? Son centre d'appels téléphoniques. Il est composé d'équipes comptant de 10 à 15 membres, spécialisées dans des tâches très précises. Il y a quatre tâches principales à accomplir :
> Prendre les ordres des clients et les enregistrer dans le système informatique;
> Négocier les meilleurs tarifs avec les opérateurs et les enregistrer dans le système informatique;
> Résoudre les problèmes, d'où qu'ils viennent;
> Mener toutes les tâches précédentes de front, durant le shift de nuit.
Chaque employé évolue dans un cubicule équipé d'un ordinateur, d'un téléphone et d'un casque. Le travail de jour s'effectue de 9h à 5h, durant cinq jours par semaine. Durant chaque pause, il faut absolument se déconnecter du réseau avant de quitter son bureau. Les managers, eux, doivent patrouiller entre les cubicules pour s'assurer que tout fonctionne bien, et pour venir en aide aux employés qui en expriment le besoin, notamment lorsqu'ils sont confrontés à un client difficile.
Chaque employé touche un «maigre salaire», d'après les termes des quatre chercheurs, qui avoisine les 1 300 yuans par mois. Et surtout, une prime à la performance, qui avoisine en moyenne, elle aussi, les 1 300 yuans. Une prime après laquelle chacun court assidument.
Ainsi, il a été proposé à tous les employés de participer à une expérience pilote : travailler à domicile quatre jours par semaine et un jour au bureau, comme auparavant, sur une période de neuf mois. La moitié du personnel (49%) a décliné l'offre, pour deux raisons principales :
> Peur de l'isolement au foyer;
> Crainte d'un impact négatif sur leurs primes et sur leur évolution de carrière.
Quant à ceux qui se sont montrés intéressés et qui répondaient à certains critères voulus par les quatre chercheurs (performance, ancienneté, etc.), ils ont été répartis en deux groupes de 250 personnes. L'un pour lequel ça a été accepté. Et l'autre pour lequel ça a été repoussé dans le temps (afin de servir de groupe de comparaison).
Le groupe de ceux qui ont pu travailler de chez eux ont dû respecter certaines règles, histoire de pouvoir comparer leur performance à celle de ceux qui ont dû rester au bureau. Par exemple, comme ils ne "perdaient" plus en moyenne 80 minutes par jour en trajet pour se rendre au bureau, il leur était interdit d'en profiter pour travailler davantage que les autres.
Résultats? Clairs et nets…
> Plus performants à domicile. Ceux qui ont travaillé à la maison ont eu une performance 13% supérieure à celle des autres. Cette supériorité découlait en grande partie (9 points de pourcentage) du fait que ces employés prenaient moins de pauses, et des pauses moins longues, qu'au bureau. Elle venait également (4 points de pourcentage) du fait qu'ils avaient une performance à la minute plus élevée.
> Plus heureux à domicile. Ceux qui ont travaillé de chez eux se sont révélés plus heureux au travail que les autres, comme l'ont indiqué plusieurs indicateurs psychologiques (leur degré d'usure au travail, entre autres, a chuté de 50%).
Convaincus, maintenant? Bon, je vois d'ici les "grincheux de service" qui vont dire que l'on ne peut pas généraliser ce qui se passe dans un centre d'appels téléphoniques chinois à d'autres types d'entreprises. Qui vont poursuivre en disant que c'est peut-être bon pour certains, mais pas pour eux, pas dans leur cas particulier. Et qui vont se ranger dans le camp des pro-Mayer et de sa décision drastique de bannir toute forme de télétravail chez Yahoo.
À ceux-là, je vais adresser d'autres chiffres issus de cette étude, afin qu'ils puissent poursuivre leur réflexion. Des chiffres qui concernent ce qui s'est produit après l'expérience :
> La moitié de ceux qui avaient pu travailler de chez eux ont décidé, passé les neuf mois, de revenir au bureau tous les jours, comme auparavant. Et ce, même si cela leur faisait gagner moins d'argent et perdre 80 minutes de leur journée en transport.
> Seulement 35% de ceux qui étaient dans le groupe de contrôle, c'est-à-dire dans celui à qui ont avait dit qu'il fallait attendre neuf mois avant de pouvoir travailler chez eux, ont finalement décidé de bénéficier de cette offre. Les autres y ont renoncé.
> Seulement 10% de ceux qui ne s'étaient pas portés volontaires la première fois pour participer à l'opération pilote ont embarqué dans le projet, passé les neuf mois.
Autrement dit, le télétravail n'intéresse pas forcément tout le monde. C'est même une minorité que cela séduit, même si – je le répète – travailler de chez soi rend plus performant et plus heureux. Ce qui explique la réaction des "grincheux de service", qui en vérité sont des personnes qui ne sont pas tentées par le fait d'être coupé des autres. Une réaction tout à fait normale, puisque nous sommes tous, vous comme moi, avant tout des animaux sociaux : impossible de nous épanouir sans autrui.
Que faire? À vous de choisir, en fonction de votre nature profonde. Le choix vous appartient. À moins, bien sûr, de dépendre d'un boss aussi radical que Marissa Mayer…
En passant, Albert Camus aimait à dire : «Il n'y a pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir».
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