BLOGUE. Comme moi, vous êtes peut-être myope. En fait, je sais qu’il y en a 1 sur 4 parmi vous qui l’êtes (26% de la population mondiale l’est…). Ça signifie que nous voyons moins bien de loin que de près. Le problème, c’est quand la myopie ne touche pas que les yeux, mais notre approche de la vie, notamment du travail…
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Je m’explique… La myopie est un trouble visuel qui se corrige aisément, à l’aide de lunettes. Mais elle peut aussi avoir une portée plus large, en étant une distorsion de la vision à long terme. Un exemple : le leader qui en souffre ne donne, à lui et son équipe, que des objectifs à court terme, et presque pas au-delà. L’ennui, c’est que les conséquences de cette mauvaise vision peuvent être catastrophiques pour l’équipe concernée, et qu’il n’existe pas a priori de «lunettes» pour corriger ce défaut. C’est ce qu’on appelle la «myopie managériale».
Des conséquences catastrophiques? Ça reste à voir, me direz-vous. D’autant plus que nombre d’entreprises semblent aujourd’hui fonctionner à merveille en ne se fixant quasiment que des objectifs à courte échéance, en particulier certaines qui sont cotées en Bourse et qui sont obnubilées par les résultats financiers du prochain trimestre. Pourtant, je soutiens mordicus que les conséquences sont bel et bien dramatiques. J’en veux pour preuve une étude sur laquelle j’ai mis la main, intitulée – non sans humour – Managerial myopia : A new look. Celle-ci, signée par Jaideep Chowdhury, professeur de finance au College of Business de la James Madison University, à Harrisonburg (Virginie), met au jour le fait que la myopie managériale amène les leaders qui en souffrent à prendre de moins bonnes décisions que les autres…
Ainsi, M. Chowdhury a constaté que la notion de myopie managériale faisait débat aux Etats-Unis. Il y a d’un côté ceux qui croient en son existence et à son impact, et de l’autre, ceux qui n’y croient pas du tout. Les premiers s’appuient sur différentes études, comme celle Graham, Harvey et Rajagopal (2005) ; et les seconds en font tout autant, avec des études semblables à celle de Jensen (1986). Qui a raison? Qui a tort? Le chercheur a voulu en avoir le cœur net.
C’est pourquoi il s’est intéressé à un point en particulier, soit les investissements à moyen et à long terme effectués par les entreprises. Si la myopie managériale est une réalité, on devrait s’attendre à ce que les leaders myopes surinvestissent à court terme et sous-investissent à moyen et à long terme, a-t-il considéré. Et il a concocté différentes hypothèses à ce sujet, pour ensuite les tester économétriquement…
Pour commencer, le chercheur a cherché à identifier une variable pouvant être considérée comme symbolisant la myopie managériale. Et il a choisi… l’âge du PDG! Curieux, n’est-ce pas? Mais pas si fou que ça en a l’air. «L’idée est que plus le PDG est âgé, moins il a de temps devant lui à la tête de l’entreprise et plus court est son horizon managérial», explique M. Chowdhury dans son étude.
Puis, il a procédé par étapes, interrogation après interrogation. La première? Est-il vrai que les entreprises dirigées par des PDG «myopes» sont moins sensibles aux investissements à moyen et à long terme que les autres? Pour y répondre, il a considéré le cas théorique où des entreprises ont la possibilité de faire croître leurs activités et regardé ce que donnaient les calculs économétriques en fonction de l’âge du PDG. Résultat : à chaque tranche d’âges retenue par le chercheur, les investissements à moyen et à long terme diminuent «de manière significative», à savoir de 35%.
Autre interrogation encore : les leaders myopes rechignent-ils à faire des dépenses d’investissement? Pour le savoir, le chercheur a, cette fois-ci, regardé si, pour chaque dollar supplémentaire investi, le leader myope consacrait une part de plus en plus infime de celui-ci aux dépenses d’investissement (remboursement d’emprunts, travaux, réparations, etc.). Et là encore, il a noté qu’à chaque hausse de tranche d’âges du PDG correspondait une diminution des dépenses d’investissement, à hauteur de 8%.
Bien entendu, le chercheur a effectué de nombreux tests de robustesse sur sa méthodologie. Il a vérifié si différents aspects du problème ne travestissaient pas les résultats obtenue. Par exemple, il s’est demandé si le fait que les jeunes PDG se retrouvent souvent à la tête de jeunes entreprises n’incitait pas ces leaders à investir d’une manière ou d’une autre, rien que parce que l’entreprise n’est pas encore solidement établie. Et à chaque fois, il a vu que cela n’avait pas de réel impact sur les résultats de son étude.
Bref, aucun doute n’est possible, plus un PDG vieillit, c’est-à-dire plus il devient «myope», moins il investit de manière optimale.
Du coup, M. Chowdhury en est venu à la suite logique de toutes ses interrogations : comment un leader peut-il résoudre son problème de myopie managériale? Et il a trouvé, je crois, une réponse fort intéressante…
Il a en effet constaté que d’un point de vue économétrique plus la vigilance du conseil d’administration à l’égard du PDG est faible, plus le PDG se sent autorisé à agir de façon myope. Autrement dit, plus le PDG a les coudées franches, plus sa tendance naturelle à la myopie s’exprime. C’est plus fort que lui, il va chercher son propre intérêt plutôt que celui de son équipe.
Intéressant, n’est-ce pas? Pour ne pas dire troublant… Si, vous comme moi, ne voulons pas, un jour, déraper dangereusement, mieux vaut prévoir des garde-fous un peu partout autour de nous. Humain, trop humain, disait Nietzsche…
En passant, le philosophe français Alain a dit dans un de ses Propos : «Tout pouvoir est triste»…
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