BLOGUE. L'âgisme, nous en avons tous déjà entendu parler, sans trop savoir de quoi il s'agit au juste. Nous savons tous grosso modo que c'est une forme de discrimination fondée sur l'âge d'une personne ou d'un groupe de personnes, véhiculée avec des expressions toutes faites sur les "vieux" et les jeunes". Nous en rigolons parfois doucement, mais nous sommes-nous demandé, au moins une fois, si nous ne souffrions pas nous-mêmes de ce défaut?
Découvrez mes précédents posts
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Oui, vous êtes-vous demandé si vous aviez une attitude de rejet à l'égard de ceux qui n'ont pas le même âge que vous? Même inconsciente? J'imagine que non : rares sont, par exemple, les racistes qui reconnaissent l'être, vu leur habitude à se justifier en commençant systématiquement leurs propos nauséabonds par «Mon meilleur ami est black [maghrébin, vietnamien, etc.], mais…».
D'où mon vif intérêt à la découverte de l'étude intitulée Ageism & cooperation, signée par trois chercheurs de l'Institut de science économique de l'Université Chapman (États-Unis) : Eric Schniter, chercheur ; Timothy Shields, professeur de comptabilité ; et feu John Dickhaut, professeur de comptabilité. Celle-ci montre que l'âgisme est plus répandu qu'on ne croit et a surtout des conséquences insoupçonnées…
Pour commencer, quelques éclaircissements sur nos réactions spontanées face aux différences d'âges… Vous comme moi, nous sommes des animaux sociaux. En conséquence, nous avons des réflexes lorsque nous sommes en présence d'autrui, des réflexes qui nous permettent de nous situer dans un groupe. Par exemple, saviez-vous que des expériences ont montré que l'être humain, dès l'âge de 5 mois, est capable d'identifier le groupe d'âges auquel appartient la personne qui s'adresse à lui, et de réagir en conséquence? Idem, saviez-vous que les adultes sont aussi en mesure d'identifier la même chose rien qu'en reniflant l'odeur d'une personne? C'est clair, nous réagissons aux différences d'âges de manière innée.
Cela étant, qu'est-ce qui fait que certains sombrent dans l'âgisme? Pour en avoir une idée, les trois chercheurs ont demandé à 20 jeunes – des étudiants de l'Institut âgés de moins de 25 ans – et à 20 adultes âgés – des Californiens de plus de 50 ans recrutés par petites annonces – de participer à un petit jeu. Le jeu du Bluff-Challenge.
La règle est très simple. Il y a deux joueurs : l'offreur et le receveur. L'offreur se voit remettre une certaine somme d'argent, que lui seul connaît. Il doit faire une offre de partage au receveur, sachant que :
> Le receveur peut accepter l'offre, et le deal est alors fait.
> Le receveur peut contester l'offre, car il croit que l'offreur tente de l'arnaquer, c'est-à-dire qu'il ne lui offre pas l'exacte moitié de la somme dont il dispose, mais moins. Deux cas de figure peuvent dès lors se présenter :
A. Si le receveur conteste un partage qui effectivement n'est pas équitable, il empoche toute la somme, au détriment de l'offreur.
B. Si le receveur conteste une offre équitable, il ne gagne rien et l'offreur empoche la somme.
On le voit bien, le jeu est propice au bluff. Et là où le jeu a du piquant, c'est qu'il a été organisé de telle façon que les expérimentateurs pouvaient identifier si l'âgisme entrait, ou pas, en ligne de compte.
En effet, chaque joueur se trouvait tout seul dans un cubicule, et n'intervenait avec les autres qu'à l'aide d'un ordinateur. Ce dernier ne donnait que très peu d'informations sur l'autre joueur, à savoir sa catégorie d'âge : (1) "Groupe d'âges inconnu"; (2) "Même groupe d'âges que vous"; (3) "Autre groupe d'âges que vous".
Chaque participant a fait une partie avec les autres. Chacun avait comme motivation d'empocher réellement, à la fin de l'expérience, le sixième de la somme qu'il avait récoltée à la fin du jeu. Par ailleurs, tous les participants ont dû répondre à différentes questions visant à estimer leurs a priori sur les façons dont les autres avaient joué (en bluffant peu ou beaucoup, par exemple).
Qu'ont ainsi découvert MM. Schniter, Shields et Dickhaut? Des choses fort instructives…
> Jeunes comme vieux avaient des stéréotypes sur les autres groupes d'âges.
> Les jeunes croyaient a priori que les plus vieux avaient plus bluffé que ce qu'ils ont effectivement fait (un écart de 9,15 points de pourcentage). Ils ont aussi surestimé leur propension à contester l'offre qui leur avait été faite (un écart de 9,75 points de pourcentage).
> Les plus vieux, eux aussi, ont surestimé les réactions des jeunes, que ce soit pour le bluff (un léger écart de 3,65 points de pourcentage) comme pour la contestation de l'offre (un écart cette fois-ci énorme de 35,8 points de pourcentage).
> Le sexe n'avait aucune influence : les femmes avaient tout autant de stéréotypes sur les autres groupes d'âges que les hommes.
Ce n'est pas tout! Les trois chercheurs ont pu évaluer les conséquences des réactions biaisées des participants :
> Les jeunes ont agi, en général, de manière relativement peu coopérative, et ont été ceux qui ont gagné le plus d'argent.
> Les plus vieux, eux, ont agi de manière relativement coopérative, et en sont sortis perdants.
À noter qu'ici, agir de manière coopérative, ça correspondait à peu bluffer et/ou peu contester les offres reçues.
Que retenir de tout cela? Tout d'abord, une triste réalité : nous n'agissons pas de la même façon lorsque nous sommes en présence d'une personne de notre génération ou en présence d'une personne d'une autre génération. Et ce, parce que nous avons des a priori plus ou moins prononcés au sujet d'autrui. Bref, nous souffrons tous malgré nous d'âgisme.
Ensuite, il convient de voir le bon côté des choses. C'est-à-dire qu'il nous appartient de prendre conscience de notre âgisme, puis de corriger le tir. Comment? En forçant notre caractère, à l'image de ce que proposait à la fin des années 1960 son inventeur, le gérontologue Robert Butler :
> Repérez chaque préjugé qui vous vient à l'esprit ou que vous entendez dans le discours d'autrui (ex.: «Les vieux sont tous conservateurs», «Les jeunes sont tous violents», «Les plus de 50 ans sont tous technophobes», etc.).
> Posez-vous aussitôt la question suivante : «Une telle généralité a-t-elle du sens?»
> Trouvez au moins un argument solide qui démolisse ce préjugé.
> Éliminez ce préjugé de vos pensées (et si vous en avez le courage, de celles des autres…).
Et le tour est joué!
Par la suite, vous verrez votre comportement se modifier peu à peu, presque à votre insu. Par exemple, vous ne penserez plus, au moment d'embaucher quelqu'un, qu'un candidat trentenaire est «trop jeune» et qu'un autre quadragénaire, «trop vieux». Ni encore qu'offrir un programme de formation à un cinquantenaire «ne sert plus à rien».
Résultat? Un beau jour, c'en sera fini pour vous du jeunisme (croyance selon laquelle les jeunes ont des qualités que les plus vieux n'ont pas, comme l'amabilité), et même du gérontocratisme (croyance selon laquelle les plus vieux sont plus compétents que les jeunes). Tout cela sera remisé au placard. Et vous verrez autrui – qui sait? – juste comme un autre vous-même.
En passant, William Shakespeare disait : «Juger autrui, c'est se juger».
Découvrez mes précédents posts