Quand une idée rencontre une autre idée, que se passe-t-il? Elles s'observent, se jaugent et se confrontent, histoire de trouver ce qui les attire et ce qui les repousse mutuellement. Et il arrive que se produise alors, comme par magie, une fusion inattendue et même inespérée, donnant naissance à LA bonne idée. Oui, celle qui prouve que 1 + 1 = 3 et qui nous fait pousser un "Wow!" quand on la voit pour la première fois.
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Maintenant, comment s'y prendre pour déclencher de telles rencontres d'idées? C'est-à-dire pour que la magie opère plus souvent au bureau? Eh bien, je pense avoir trouvé une réponse intéressante à cette interrogation existentielle dans une étude intitulée Which peers matter? The relative impacts of collaborators, colleagues, and competitors. Celle-ci est signée par : George Borjas, professeur d'économie et de politique sociale à Harvard (États-Unis); et Kirk Doran, professeur d'économie à l'Université de Notre Dame (États-Unis).
Les deux chercheurs américains sont partis du même constat que moi, à savoir que les idées géniales naissent de la friction de deux idées elles-mêmes excellentes. Ils ont appliqué cela à la dimension humaine, ce qui donne que les grandes et belles idées naissent de la rencontre de deux pensées elles-mêmes grandes et belles.
Et pour s'en assurer, ils se sont dit qu'il serait pertinent de regarder ce qui se produit lorsque… on sépare deux grands penseurs! La logique voudrait que les étincelles qui se produisaient entre eux s'éteignent aussitôt, et qu'aucun des deux ne soit plus en mesure de trouver des idées de génie.
Comment s'y sont-ils pris pour vérifier cette hypothèse? MM. Borjas et Doran se sont penché sur une base de données fort intéressante, celle de l'American Mathematical Society (AMS). Cette dernière compile absolument toutes les études mathématiques enregistrées sur la planète, et ce depuis 1939. Elle permet donc, entre autres, d'évaluer très précisément la productivité de chaque mathématicien, tant du point de vue quantitatif que qualitatif (la qualité d'une étude peut être estimée en fonction, par exemple, du nombre de mentions faites par les pairs).
Les deux chercheurs se sont intéressé à un événement historique : à la fin des années 1980, le Mur de fer est tombé et l'URSS s'est désintégrée, si bien que 10% des mathématiciens soviétiques en ont profité pour fuir à l'Ouest, la plupart du temps afin de poursuivre leurs recherches au sein de grandes universités américaines. Leur interrogation : quel impact cet exode de cerveaux a-t-il eu sur les mathématiciens qui sont restés dans la Russie naissante? Leur productivité en a-t-elle pris un méchant coup, ou pas?
MM. Borjas et Doran ont considéré que les rencontres entre grandes pensées pouvaient se produire dans trois sphères :
> La sphère des idées. Cela a lieu lorsque les deux penseurs travaillent sur le même sujet.
> La sphère géographique. Cela a lieu lorsque les deux penseurs travaillent dans une même université, et mieux dans le même département de celle-ci.
> La sphère de collaboration. Cela a lieu lorsque les deux penseurs travaillent ensemble sur une étude.
Puis, ils ont regardé ce qui s'était passé au fil des années dans chacun des cas de figure, dans l'espoir de mettre au jour différentes corrélations entre productivité et séparation de deux penseurs.
Qu'ont-ils ainsi découvert? Ceci :
> Impact positif dans la sphère des idées. Les mathématiciens restés à l'Est ont vu leur productivité croître lorsque leurs pairs qui travaillaient sur le même sujet qu'eux sont partis à l'Ouest. Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas eu de vraie coupure, puisque les idées circulent toujours librement dans la sphère des idées. Ceux de l'Est ont ainsi directement bénéficié des avancées effectuées par ceux à l'Ouest.
> Aucun impact dans la sphère géographique. Ça signifie que les contacts n'étaient pas si rapprochés et fructueux que ça entre chercheurs de l'Est œuvrant dans la même université, avant la chute du Mur de fer.
> Impact particulier dans la sphère de collaboration. À première vue, le départ à l'Ouest de collègues proches n'a pas eu de véritable impact sur la productivité de ceux qui sont restés à l'Ouest. Néanmoins, il a eu un effet dramatique sur ceux qui ont perdu de vue un collègue qui tutoyait le génie : leur productivité a chuté d'un coup, et ne s'en est jamais remise.
Que dégager de tout cela? Une chose fondamentale, à mon avis :
> Une question de connexion. Lorsqu'on perd tout contact régulier avec un collègue reconnu pour sa créativité, notre capacité à innover en est diminuée. Directement et irrémédiablement.
D'où la leçon suivante :
> Qui entend booster sa créativité a tout intérêt à nouer des liens serrés avec un ou des collègues réputés pour leur créativité. Idem, tout manager digne de ce nom doit veiller à ce qu'il y ait quelqu'un de vraiment créatif au sein de son équipe, car tous en bénéficieront grandement. Quitte à ce que celui-ci "détonne" par rapport aux autres (soyons honnêtes, combien rechignent encore à recruter, par exemple, "ce jeune de la génération Y", par crainte de provoquer un "choc générationnel dévastateur"? Hein?).
Pour répondre à la question de départ, à savoir qui est vraiment en mesure de fouetter votre créativité, eh bien c'est à vous de voir. Mais sachez que c'est nécessairement quelqu'un de proche, mais que vous ne rencontrez pas assez souvent. Vous savez, celui ou celle qui vous paraît si différent(e), sans vous douter qu'il ou elle est aussi celui ou celle qui pourrait se révéler si intéressant(e)…
En passant, le comte de Saint-Simon, économiste et philosophe français du XIXe siècle, disait : «Une idée sans exécution est un songe».
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