BLOGUE. Geoff Molson, le président du Canadien de Montréal, n’avait pas le choix : il devait virer au plus vite Pierre Gauthier, le directeur général du club de hockey de Montréal. Pourquoi? Parce que l’équipe ne participera pas aux séries éliminatoires? Parce qu’elle n’a jamais enregistré autant de défaites (48) en une saison? Parce que, médiocre communicateur, il s’est mis les partisans à dos? Pas franchement! La véritable raison est que M. Gauthier ne connaît rien… aux statistiques.
Vous avez peut-être du mal à me croire. Alors je vous invite à lire ce qui suit attentivement…
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Savez-vous à quoi me fait penser le congédiement de M. Gauthier? À un film intitulé L’art de gagner (Moneyball, en anglais) qui met en vedette Brad Pitt. En effet, on y découvre l’histoire incroyable de Billy Beane, qui a su mener au triomphe une équipe contre qui tout sembler jouer a priori. À la fin d’une saison, les A’s d’Oakland voient leurs trois meilleurs joueurs signer de juteux contrats avec d'autres équipes de la Ligue majeure de baseball et le nouveau directeur général Billy Beane, un ancien joueur qui n'a pas eu la carrière espérée, doit rebâtir l'équipe. Comble de malchance, le budget est on ne peut plus mince. Comment se sortir du pétrin? C’est là que le film devient passionnant pour qui se pique de management et de leadership…
Ainsi, Billy Beane est tombé sur un livre d’un auteur détonant dans l’univers du baseball de l’époque, à savoir Bill James. Ce dernier, féru de baseball et de statistiques, a mis au jour le fait que les statistiques habituellement utilisées pour évaluer les joueurs et les équipes n’étaient pas si fiables que ça. Certaines données étaient, à son sens, surévaluées, et d’autres, sous-évaluées. Il s’est alors amusé à rééquilibrer tout cela et a refaire les calculs de saisons passées. Résultat? Il était en mesure de prédire quels joueurs allaient performer et lesquelles allaient enregistrer de piètres performances! Et ce, alors que les prétendus experts, eux, s’étaient largement trompés dans leurs pronostics d’avant-saison.
Pour en avoir le cœur net, Billy Beane a décidé de recruter Paul DePosta, un économiste fraîchement diplômé de Harvard qui ne connaissait pas grand-chose au baseball, pour se plonger dans les statistiques du baseball, avec le regard d’un Bill James. L’idée était de concocter une méthode originale pour recruter ni plus ni moins que des perles rares, à savoir des joueurs prometteurs qui sont pourtant passé sous le radar des recruteurs des grandes équipes de la Ligue majeure. Billy Beane voulait des prodiges à petits prix.
L’économiste a compris la mission qui lui était attribuée et s’y est dédié corps et âme. Il a passé son temps dans les chiffres et les algorithmes, et découvert une chose intéressante : ces perles rares existent bel et bien. Il s’agit de jeunes joueurs qui présentent des «défauts» aux yeux des recruteurs : un peu trop âgés, un peu trop indisciplinés, un peu trop ci, un peu trop ça, etc.
M. DePodesta est catégorique. Il n’a aucun doute qu’il a mis la main sur une mine d’or ignorée de tous. Il se met aussitôt à surfer sur le Web, et identifie ainsi des recrues potentiellement très intéressantes. L’ennui, c’est que cela contredit tout ce que dit le Grand livre du baseball, c’est-à-dire les règles établies par des décennies d’enseignements d’experts de haut-vol. Jamais personne n’a ainsi eu l’idée saugrenue de recruter des joueurs dont personne ne veut, en se basant uniquement sur des fiches de statistiques individuelles dénichées sur le Web.
Bien entendu, Billy Beane a eu du mal à s’y faire. Mais, il s’y est fait. Et cela a été payant au-delà de tous les espoirs. En 1999, les A’s d’Oakland disposaient du 11e budget (sur 14) de la Ligue majeure et se sont pourtant classés au 5e rang du classement final. En 2000, ils avaient le 12e budget et ont fini à la 2e place. En 2001, même chose que l’année précédente. Enfin, en 2002, ils avaient encore le 12e budget, et ont terminé au 1er rang.
L’art de gagner est inspiré d’un roman signé par Michael Lewis, qui s’est appuyé sur la véritable histoire de Billy Bean. L’auteur dégage dans son ouvrage trois enseignements de cette histoire, en ce qui concerne le recrutement au sein d’une équipe. Trois enseignements qui sont parfaitement applicables au milieu du travail. Les recruteurs des grandes équipes se plantent parce que :
1. Ils ont été eux-mêmes des joueurs et se fient à leur propre expérience du jeu;
2. Ils se fient aux performances récentes du joueur qu’ils envisagent de recruter, alors que celles-ci ne prédisent en rien leur performance future (les deux ne sont pas corrélativement liés sur le plan statistique);
3. Ils se fient à ce qu’ils voient de leurs propres yeux, si bien que leur vision de la recrue potentielle est complètement biaisée.
On touche là le domaine de la psychologie cognitive. Lorsque nous prenons une décision importante, nous nous basons immanquablement sur nos idées préconçues, des idées défaillantes que l’on voile d’un terme plus joli, celui d’«expérience». Des études réputées de Daniel Kahneman l’illustrent à merveille, à propos des biais cognitifs et émotionnels qui sont à l’origine de certaines «anomalies» boursières. Elles lui ont d’ailleurs valu le prix Nobel d’économie en 2002.
C’est bien simple, nous sommes convaincus de faire le bon choix quand celui-ci est étayé par notre expérience, et pourtant, nous nous trompons dès lors lourdement.
Une anecdote révélatrice… Plusieurs orchestres symphoniques ont adopté une méthode originale pour recruter des musiciens. Ils font passer des auditions en plaçant les musiciens derrière une tenture noire. Qu’est-ce que ça change? Ils ont remarqué qu’ainsi ils se trompaient moins dans leurs choix, et – point curieux, mais instructif – qu’ils embauchaient de la sorte davantage… de femmes.
Revenons maintenant au cas qui nous intéresse, celui du Canadien de Montréal. Qu’est-ce qui est le plus reproché à Pierre Gauthier? Une grossière erreur de recrutement : il a offert à Andrei Markov un contrat de trois ans et de 17,25 millions de dollars, alors que le genou blessé et fragile du défenseur russe commandait plus de prudence; et ce qui devait arriver est arrivé, Markov a raté les 68 premières parties de la saison.
Idem, M. Gauthier a piloté cette saison les recrutements de Chris Campoli et de Tomas Kaberle. Deux décisions amplement décevantes, du moins si j’en crois l’opinion avisée de mon collègue Marc Gosselin.
Sur quoi s’est basé M. Gauthier pour prendre de telles décisions d’embauche? Sur son expérience, j’en mettrais ma main au feu. Et donc, pas – à tout le moins pas assez – sur les statistiques. Il a fait l’erreur de regarder les performances récentes des joueurs recrutés. Il a fait l’erreur d’observer de ses propres yeux ces joueurs sur la glace. Il a fait l’erreur d’apprécier leur jeu à l’aune de sa propre manière de concevoir le jeu. Bref, il a fait l’erreur de ne pas confier les statistiques des joueurs à des algorithmes poussés, qui offrent l’avantage incontestable de ne pas être biaisés et d’être en mesure de prédire la performance future de chaque joueur.
L’avenir appartient-il par conséquent aux ordinateurs, en matière de direction des ressources humaines? Non, bien entendu. Ne me faite spas dire ce que je n’ai pas dit. Cela étant, il serait parfaitement envisageable de s’appuyer davantage sur les résultats aux tests auxquels sont soumis les candidats et sur le CV de ceux-ci et nettement moins sur – comme cela se passe dans la plupart des cas – l’impression que fait le candidat aux recruteurs qui l’ont reçu en entretien. Pas vrai?
En passant, Anaïs Nin a dit dans son Journal : «Quand on connaît un être à travers son œuvre, on a l’impression qu’il vivra éternellement»…
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