BLOGUE. Petite question personnelle : vous souciez-vous vraiment de votre réputation professionnelle? Vous savez, de ce qu'on dit de vous dans votre dos, tant ces «C'est un sacré bosseur» que ces «Mais qu'est-ce qu'il est chiant avec les autres», ou encore tant ces «Elle est toujours tirée à quatre épingles au travail» que ces «Mais il faut voir comment elle marche sur les pieds des autres».
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J'imagine d'ici votre réaction : «Ma réputation? Pourquoi m'en soucier? Elle ne dépend pas vraiment de moi, alors pas besoin de m'en préoccuper. Mieux vaut consacrer mon énergie à ce qui compte vraiment, à mon travail et à mes collègues». Est-ce que je me trompe? Je pense que non, du moins pas de beaucoup…
Ce faisant, vous vous leurrez! Votre réputation professionnelle a nettement plus d'importance que vous ne l'imaginez. Elle a un impact majeur sur votre carrière. Elle influence même votre travail quotidien à votre insu, et ce, de manière considérable. C'est ce que j'ai découvert grâce à une étude intitulée Reputation, career concerns, and job assignments signée par Leonardo Martinez, un économiste de l'Institut du Fonds monétaire international (FMI).
Pour commencer, il convient de se demander ce qu'est, au juste, la réputation professionnelle? D'un point de vue économique, la réputation est souvent considérée comme «la productivité future d'un employé», c'est-à-dire comme ce qu'un employeur peut attendre de la performance d'un employé en fonction de sa performance passée.
Un employé jouit ainsi d'une bonne réputation lorsqu'on s'attend à ce que les prochains projets qui lui seront confiés, plus ambitieux que les précédents, soient menés à bien. Inversement, un employé pâtit d'une mauvaise réputation lorsqu'on doute du succès des prochains dossiers qui lui seront confiés, au vu de ses résultats passés mi-figue mi-raisin.
Une telle approche de la réputation est-elle si pertinente que ça? N'est-elle pas trop réductrice, pour ne pas dire trop "tordue" pour pouvoir la faire entrer comme variable dans des modèles de calcul économétriques? Eh bien, je pense que non. En effet, voir la réputation d'une personne par le prisme de sa productivité future n'est pas si réducteur que ça, car un paquet de choses entrent dans le concept de productivité, à mon avis, comme la performance individuelle et globale, l'appui que l'on obtient des autres, ou encore la complémentarité des talents dont est dotée l'équipe dans laquelle on évolue. Bref, cette vision est assez large pour être valide d'un point de vue managérial.
On le voit bien, l'un des éléments essentiels de la réputation, c'est la performance. «Quand un employé connaît une belle performance actuelle, son employeur s'attend à ce que celle-ci soit toujours au rendez-vous ultérieurement. Le salaire est pour cela un indicateur intéressant : l'employeur est prêt à l'accroître s'il pense que la performance à venir va être meilleure. C'est d'ailleurs pourquoi il arrive que les employés redoublent d'efforts, lorsqu'ils savent que cela va améliorer leur performance, et par suite leur salaire et leur carrière», indique M. Martinez dans son étude.
Idem, un autre élément important de la réputation est le travail lui-même. On peut le regarder comme la résultante de deux choses : d'une part, la somme des efforts fournis par l'employé, sans tenir compte de la qualité de ces efforts; d'autre part, le" retour marginal" de la qualité des efforts fournis, à savoir le "petit plus" apporté par l'employé par rapport à ses efforts habituels.
Du coup, un employé fournit un "bon" travail non seulement quand il se met à travailler fort, mais aussi quand il s'en dégage de meilleurs résultats qu'à l'habitude. Et du "mauvais", quand il lève le pied et quand les résultats s'en ressentent directement.
Toutes ces variables liées à la réputation, et donc à la carrière, figurent dans un modèle de calcul économétrique mis au point en 1999 par Bengt Holmström, professeur d'économie au MIT. Un modèle célèbre au sein de la communauté des économistes, que M. Martinez a eu l'audace de vouloir améliorer, en y ajoutant une variable supplémentaire : au lieu de considérer que l'employé effectue une tâche, ici, l'employé peut être amené à en remplir plusieurs à la fois; de surcroît, ces tâches sont appelées à changer au fil du temps, certaines devenant plus importantes et complexes, mais plus gratifiantes, et d'autres devenant moins importantes, au point parfois d'être complètement abandonnées.
L'intérêt de cette démarche? La version améliorée du modèle de calcul d'Holmström tient davantage compte de la performance, et de la qualité de celle-ci, de l'employé. Et par suite, de l'impact de la réputation sur la carrière de celui-ci.
Ceci fait, l'économiste de l'Institut du FMI a glissé son modèle de calcul dans un ordinateur et observé ce qui se passait pour l'employé qui cherche à faire évoluer au mieux sa carrière. Résultats? Incroyablement intéressants…
> Plus un employé a bonne réputation, plus il veut faire évoluer sa carrière. Dans un marché de l'emploi où la concurrence est rude, un employé a le réflexe de justifier la pertinence de l'employer, et mieux que ça, cherche à briller aux yeux de son employeur, voire d'autres employeurs potentiels. Il a dès lors tout intérêt, d'après les calculs de M. Martinez, à miser sur un point en particulier, le fameux "retour marginal", c'est-à-dire sur le "petit plus" qu'il peut apporter à sa productivité. Car cela fera croître sa performance, et donc sa réputation, puis son salaire, et enfin sa carrière.
> Plus un employé a mauvaise réputation, plus il se désintéresse de sa carrière. On assiste ici au même processus, mais en sens inverse. Sachant que son employeur compte de moins en moins sur lui, l'employé en fait de moins en moins, et ce qu'il fait, il le fait de moins en moins bien. Bref, il se démotive à la vitesse V.
M. Martinez en tire trois leçons fondamentales :
1. Un effet d'entraînement. Plus la performance d'un employé est suivie de près, plus celui-ci va s'en préoccuper. Et inversement.
2. Un effet de cliquet. Quand un employé voit sa réputation croître grâce à un bon coup, il y prend goût et va spontanément vouloir mettre la barre encore un peu plus haut. C'est ce qu'on appelle un "effet de cliquet", c'est-à-dire un mécanisme qui empêche tout retour en arrière, qui force implicitement à aller de l'avant. Un peu comme lorsqu'un consommateur se procure un iPad, ou tout autre gadget électronique dernier cri : il a du mal par la suite à s'en passer, et encore plus à revenir à l'appareil qu'il utilisait auparavant.
3. Un effet de propulsion. On l'a vu, plus un employé gagne en réputation, plus l'entreprise s'attend à ce que sa performance s'améliore dans le futur. Mieux, plus d'entreprises potentiellement intéressées par son profil professionnel peuvent chercher à lui faire les yeux doux. En conséquence, chaque fois qu'un employé gagne en réputation s'ouvre devant lui de nouvelles opportunités de carrière.
Voilà. Oui, voilà comment la réputation joue dans l'évolution de votre carrière. Et ce, comme je vous le disais plus tôt, sans même que vous vous en rendiez vraiment compte. Bon à savoir, n'est-ce pas? Il ne vous reste donc plus qu'à vous renseigner le plus discrètement possible sur les on-dit à votre sujet…
En passant, le moraliste espagnol Baltasar Gracian aimait à dire : «La présence diminue la réputation, l'absence l'augmente».
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