BLOGUE. Cela vous est sûrement déjà arrivé, peut-être même ce matin : vous avez croisé votre boss dans un couloir, vous lui avez souri et il vous a retourné votre sourire, ce qui vous a permis de démarrer la journée du bon pied. Vous avez pris ce sourire pour un signe de reconnaissance, pour ne pas dire d'encouragement. Comme une tape dans le dos. Et vous vous êtes senti pousser des ailes.
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Mais voilà, vous êtes-vous demandé pourquoi il vous avait retourné votre sourire? Oui, pourquoi, au juste? Par politesse? Par gentillesse? Par gratitude? Comment savoir, me direz-vous…
En fait, la réponse à cette interrogation existentielle existe. Elle se trouve au sein d'une étude intitulée Do powerful people return smiles less? Social status causes the powerful and powerless to "mirror" faces differently, qui a été dévoilée cette semaine à l'occasion de la conférence annuelle de la Society for Neuroscience, qui se tient à la Nouvelle-Orléans (États-Unis). Celle-ci est le fruit du travail d'Evan Carr, étudiant en psychologie de l'Université de Californie à San Diego (États-Unis), sous la supervision de deux de ses professeurs, Piotr Winkielman et Christopher Oveis. Son intérêt : elle met au jour un phénomène comportemental qui fera froid dans le dos à plus d'un…
M. Carr s'intéresse beaucoup à tout ce qui a trait aux mimiques, ces expressions visuelles qui trahissent si souvent nos pensées, comme les grimaces lorsque nous sommes confrontés à quelque chose qui nous déplaît. Il s'est penché sur l'une d'elles en particulier, le sourire. Et il a concocté pour cela une expérience amusante…
Il a été demandé à 55 personnes, réparties en deux groupes, de rédiger un petit texte : pour les uns, un texte sur un moment vécu où ils s'étaient sentis puissants et influents; pour les autres, où ils s'étaient sentis impuissants et démunis. Par ce procédé, les participants étaient amenés à adopter un certain état d'esprit, soit de supériorité, soit d'infériorité.
Puis, un électromyogramme a été installé sur le visage de chacun des participants. Cet appareil permettait d'enregistrer le moindre tressaillement de deux muscles du visage : le corrugateur du sourcil, qui intervient lorsqu'on fronce des sourcils, et le grand zygomatique, sans lequel nous ne pourrions sourire.
Les participants ont alors reçu la consigne de regarder un vidéo mettant en vedette, à tour de rôle, quatre personnes : un médecin, un chef d'entreprise, un serveur dans un fast-food et un étalagiste de supermarché. Ces personnes regardaient droit dans la caméra et étaient amenées à avoir diverses mimiques en lien avec la joie ou la colère. L'objectif de l'expérimentateur était de voir comment allaient réagir chacun des téléspectateurs face aux expressions du visage d'autrui.
Résultats? Accrochez-vous bien…
> Quand les quatre personnes – le médecin, le chef d'entreprise, le serveur et l'étalagiste – fronçaient des sourcils, ceux qui les regardaient se mettaient eux aussi à froncer des sourcils. Systématiquement. Il s'agit là d'un réflexe conditionné, qui témoigne de notre sociabilité : on s'intéresse à ce que ressent l'autre et on le lui témoigne de manière non-verbale en l'imitant. Comme je le dis souvent dans «En Tête», nous sommes avant tout des animaux sociaux.
> Face à un sourire, ceux qui se sentaient en état d'infériorité retournaient le sourire. Systématiquement. Et à tout le monde, que ce soit un chef d'entreprise ou un simple étalagiste.
> Face à un sourire, ceux qui se sentaient en état de supériorité adoptaient deux attitudes distinctes. Si celui qui leur souriait était dans une position sociale inférieure (le serveur et l'étalagiste), ils retournaient le sourire. Systématiquement. En revanche, si celui qui leur souriait était dans une position sociale élevée (le médecin et le chef d'entreprise), ils ne retournaient pas le sourire. Systématiquement.
Saisissant, n'est-ce pas? Vous comprenez mieux, maintenant, pourquoi le sourire que vous a retourné votre boss, l'autre jour, au détour d'un couloir, n'est pas forcément si bon signe que ça. C'est peut-être qu'il vous voit comme un "inférieur", du moins comme quelqu'un de situé en-dessous de lui sur l'échelle hiérarchique de l'entreprise. Et non – c'est là malheureusement l'important – comme un égal.
«Quand vous vous sentez puissant, vous percevez ceux qui ont le même statut social que le vôtre, ou même supérieur, comme une menace, et réagissez donc de manière compétitive, sans leur sourire. En revanche, si vous croisez une personne d'un statut social inférieur au vôtre, alors vous avez, dans un sens, déjà gagné, d'où le sourire», a résumé M. Carr lors de la présentation de son étude à la Nouvelle-Orléans.
Bref, sourire au travail n'est jamais innocent. C'est ce qu'il faut retenir, à mon avis, de tout cela. Car un sourire en passant envoie un message très clair, quand on sait le décoder : il est l'expression de nos statuts sociaux respectifs, un peu à l'image de la meute de loup, où le chef se montre magnanime envers tous, à condition que chacun lui montre des signes de soumission…
Bon, je sens d'ici un malaise ne train de vous envahir. Vous vous demandez, en ce moment-même, comment vous allez réagir la prochaine fois que vous croiserez votre boss :
> Si je lui souris, je vais lui envoyer un message de soumission, ce qui serait complètement nul.
> Mais si je décide de ne pas lui sourire, il risquera de croire que je lui fais la gueule, et il se demandera pourquoi.
> Et si je fais semblant de ne pas l'avoir vu, histoire de n'avoir ni à lui sourire ni à ne pas lui sourire, il se demandera pourquoi je le snobe.
> Bref, c'est l'impasse. Qu'est-ce que je vais faire?
Mon modeste conseil est le suivant : amusez-vous à une petite expérience. Au moins une fois. Oui, renversez les rôles.
C'est très simple : débrouillez-vous pour qu'à l'instant où vous vous croisez ce soit votre boss qui vous voit le premier, c'est-à-dire qui amorce le mouvement de la tête vers vous. Ainsi, ce sera à lui de vous envoyer, en premier, un sourire, en l'occurrence un sourire de bienvenue, de politesse. Alors, retenez-vous très fort de lui retourner son sourire. Contentez-vous de le saluer d'un petit geste décontracté, afin qu'il soit assuré de ne pas faire tapisserie, mais surtout sans aucune esquisse de sourire de votre part.
Deux possibilités :
> Il poursuit son chemin, ayant enregistré à son insu le message que vous vous considérez son égal, ou peu s'en faut. Vous venez de gagner un demi-point.
> Il s'arrête, un peu surpris, devinant qu'il se passe quelque chose, sans trop savoir quoi au juste. Il prend le temps de s'adresser à vous à brûle-pourpoint et – chose curieuse – vous parle sur un autre ton que d'habitude, un ton moins "supérieur", plus "amical". Vous venez de gagner un point.
Voilà. Amusez-vous, et donnez m'en des nouvelles.
En passant, le moraliste François de La Rochefoucauld aimait à dire : «Le propre de la médiocrité est de se croire supérieur».
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