BLOGUE. Lorsqu'on veut innover, deux éléments entrent toujours en ligne de compte : le talent de l'innovateur et les ressources, en particulier financières, dont celui-ci dispose. Bien souvent, dès qu'on parle aujourd'hui d'innovation, on en parle sous l'angle de la production d'idées neuves, de la composition de l'équipe en charge d'innover, ou bien de la méthode pour concrétiser son idée géniale. Plus rarement, on en traite en parlant d'argent. Oui, de l'argent nécessaire pour faire du neuf.
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Lourde erreur! Car, c'est bien connu, l'argent est le nerf de la guerre. Dans toute innovation, il y a quelqu'un qui a déboursé de l'argent (le propriétaire de l'entreprise, les actionnaires, l'État, etc.), dans l'espoir d'en retirer un gain. Et l'interrogation qui le taraude durant toute l'opération est très simple : «Dois-je continuer à payer, ou m'arrêter là, avant de perdre tout mon argent?». Bref, c'est une question, pour lui, de tolérance au risque.
Du coup, on peut se demander dans quelle mesure la tolérance au risque de l'investisseur pèse sur la possibilité d'innover, et surtout, d'innover radicalement. Trop craintif, ne risque-t-il pas de jouer de prudence, et dire ainsi «non» à un projet audacieux, qui pourrait se révéler le coup du siècle? Et trop peu craintif, ne risque-t-il pas de perdre sa chemise à financer des projets plus farfelus les uns que les autres?
Par conséquent, où se trouve le juste milieu, le point d'équilibre entre les risques encourus et les bénéfices potentiels? C'est justement ce qu'ont voulu savoir deux professeurs de gestion des affaires de la Harvard Business School (HBS), Ramana Nanda et Matthew Rhodes-Kropf. Le fruit de leur travail est présenté dans une étude intitulée Innovation and the financial guillotine. Un fruit on ne peut plus intéressant…
Les deux chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique carrément génial de simplicité. Dans celui-ci, deux acteurs entrent en jeu : d'une part, l'investisseur, et d'autre part, l'innovateur. Et l'action se déroule en seulement deux périodes de temps.
L'investisseur évolue en pleine incertitude : il ne sait pas ce que peut donner le projet d'innovation qui lui est présenté, et est plus ou moins à l'aise avec ça. Dans un premier temps, il doit décider s'il met de l'argent dans ce projet prometteur en termes de gains potentiels, ou s'il l'investit plutôt dans un placement sûr, mais peu rentable. Et dans un second temps, il doit décider s'il augmente sa mise initiale dans le projet (une somme nécessaire pour le poursuivre), ou s'il met cette somme dans un autre placement sûr et peu rentable.
Quant à lui, l'innovateur doit décider de l'effort qu'il consacre à son projet d'innovation. Son objectif est, bien entendu, de faire avancer son projet le plus audacieux, celui qui pourrait le faire briller aux yeux du monde entier. Mais si jamais cela se révèle plus difficile que prévu – par exemple, si l'investisseur avec lequel il est en contact commence à sa défausser –, il peut : soit réduire ses ambitions pour coller davantage aux visées de l'investisseur; soit décider de faire affaire avec un autre investisseur, pour ne pas dire un autre employeur.
Simple, n'est-ce pas? Et génial, car ça correspond, me semble-t-il, aux grandes lignes stratégiques des deux acteurs souvent adoptées dans la réalité, sur le terrain.
Ceci fait, MM. Nanda et Rhodes-Kropf ont glissé leur modèle de calcul dans un ordinateur et regardé comment les deux stratégies pouvaient parvenir à s'harmoniser au mieux. Autrement dit, quand et comment les deux pouvaient arriver à convenir d'un deal. Quelques surprises les attendaient…
> Les investisseurs qui, au départ du projet, ont une plus grande tolérance au risque que la plupart des autres investisseurs sont ceux qui sont les moins prompts à aller jusqu'au bout des projets audacieux. À la première difficulté, ils vont exiger de l'innovateur qu'il réduise ses ambitions et vise un but plus "réaliste", à savoir plus modeste. Et si cela n'est pas fait, ils vont mettre fin au deal sans l'ombre d'un remord.
> Plus l'innovateur a le choix entre les investisseurs potentiellement intéressés par son projet, plus il a tendance à passer un deal avec celui qui est prêt à y mettre le prix, notamment concernant son salaire. Le hic? L'argent consacré au mirobolant salaire – et tous les changements organisationnels que cela entraîne – ne peut plus aller à l'innovation elle-même, si bien que l'investisseur qui vient d'embaucher LA perle rare n'est, en fin de compte, plus très chaud pour financer le projet le plus audacieux de sa recrue. Et il va lui demander, là aussi, de réduire la voilure, de viser un but plus modeste.
Que retenir de ces deux trouvailles fondamentales? Deux précieux enseignements :
1. Les investisseurs les plus optimistes au départ sont aussi les plus prompts à abandonner en chemin. Mieux vaut donc se méfier, pour un innovateur, d'un partenaire d'affaires qui montrerait un peu trop d'entrain à se lancer dans son projet. Car les chances d'innover radicalement sont dès lors des plus minces.
2. Les investisseurs les plus fortunés ne sont pas ceux qui vont pour autant le plus dépenser dans un projet audacieux. Car ils vont préférer payer pour avoir les meilleurs dans leurs rangs, plutôt que d'investir dans les projets d'innovation en eux-mêmes. Ils ont le réflexe de "récupérer" ailleurs l'argent dépensé en salaires, au détriment notamment des innovations radicales.
Comme quoi, l'argent peut – curieusement – se révéler un frein aux véritables innovations. CQFD.
Ce n'est pas tout! MM. Nanda et Rhodes-Kropf ont eu un flash incroyable, en cours de route. Ils ont noté, en effet, que leur modèle de calcul économétrique était parfaitement applicable à d'autres domaines. À plein d'autres domaines.
Un exemple lumineux… Imaginons que les deux acteurs ne soient plus un investisseur et un innovateur, mais un conseil d'administration et un PDG. Chacun a des intérêts différents, et chacun se doit de trouver un terrain d'entente, de conclure un deal avec l'autre. Les deux professeurs de la HBS se sont amusés à regarder ce qui se produisait dès lors.
Résultats? Forts instructifs, une fois de plus :
> Les conseils d'administration qui ont une faible tolérance au risque ont le réflexe de signer un contrat à long-terme avec un PDG. Ce faisant, ils ont tendance à recruter des PDG expérimentés, mais pas vraiment innovateurs dans l'âme.
> Les conseils d'administration qui, eux, apprécient les prises de risque sont prompts à embaucher des PDG inexpérimentés, mais innovateurs dans l'âme.
> Dans les deux cas, les innovations radicales de l'entreprise sont bridées. Dans le premier, parce que le PDG recruté n'a pas vraiment ça dans le sang. Et dans le second, parce que l'argent dépensé pour recruter LA perle rare – et tous les changements organisationnels que cela entraîne –, selon le conseil d'administration, être récupéré ailleurs, et donc au détriment des projets vraiment innovants.
Pas mal, non? Libre à vous, maintenant, de voir si ce modèle de calcul est applicable encore ailleurs.
En passant, l'écrivain français Bernard Fontenelle aimait à dire : «Il faut oser en tout genre ; mais la difficulté, c'est d'oser avec sagesse».
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