BLOGUE. Arrêtons deux secondes d'être naïfs : la malhonnêteté est omniprésente au travail. C'est le chef d'un service qui truque ses résultats financiers dans l'espoir d'obtenir une promotion, et par suite une plus grosse paie. C'est le manager qui bloque les dépenses des membres de son équipe pour pouvoir, lui, faire une grosse dépense sur le dos de la boîte. C'est encore l'employé qui pique dans les stocks du magasin où il travaille, faisant passer ça sur le dos de voleurs à l'étalage fictifs.
Découvrez mes précédents billets
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Pourquoi tant de malhonnêteté? Une réponse saute aux yeux : l'appât du gain. Les gens se mettent à agir de manière malhonnête parce qu'ils veulent en tirer un bénéfice, souvent pécuniaire. Et ce, avec des raisonnements du genre : «Ça ne fera pas beaucoup de mal à la boîte, mais moi, ça va sacrément me servir».
Mais voilà, est-ce là la bonne réponse? A priori, on dirait que oui. Mais non! L'appât du gain joue, certes, un rôle important, mais n'est pas pour autant le seul et unique, ni même toujours primordial. D'autres facteurs entrent en ligne de compte, des facteurs psychologiques, qui, une fois qu'on les connaît, peuvent permettre de réussir la prouesse de lutter efficacement contre ce fléau – au Canada, les vols commis par les employés coûtent globalement aux détaillants 3,3 millions de dollars par jour, d'après le Conseil canadien du commerce de détail.
C'est du moins ce que j'ai découvert dans une étude passionnante sur le sujet, intitulée Cheating more for less: Upward social comparisons motivate the poorly compensated to cheat. Celle-ci est signée par : Leslie John, professeure de gestion des affaires à Harvard (États-Unis); George Loewenstein, professeur d'économie et de psychologie à l'Université Carnegie-Mellon (États-Unis); et Scott Rick, professeur de marketing à l'École de commerce Ross (États-Unis). Elle indique quelque chose qui fait froid dans le dos, à savoir qu'un rien peut inciter quelqu'un à être malhonnête…
Les trois chercheurs ont procédé à trois expériences visant à voir si, le simple fait qu'on était moins bien payé que d'autres pour accomplir la même tâche, pouvait pousser, ou pas, les gens à tricher pour gagner un peu plus. Dans la première, il a été demandé à 141 étudiants de répondre à 40 questions, présentées par blocs de 10. Le principe était très simple : chacun avait une brochure avec les questions, chacun les découvrait en même temps et chacun avait le même temps pour y répondre par écrit. À la fin de chaque bloc, l'examinateur donnait chacune des bonnes réponses, et les participants devaient indiquer par eux-mêmes le nombre de bonnes réponses qu'ils avaient eues. De l'argent était alors donné en fonction des points glanés, sans aucune vérification (en fait, la vérification a été faite, mais plus tard, pour identifier les tricheurs et leur niveau de tricherie).
Cela étant, tous les participants n'étaient pas placés dans les mêmes conditions. Pour certains, il avait juste été dit que chaque réponse leur ferait gagner 5 cents. Pour d'autres, 25 cents. Et pour les derniers, soit 5 cents, soit 25 cents, ça dépendait d'un tirage au sort effectué au départ de l'expérience.
Ce qui intéressait surtout les trois chercheurs, c'était, on s'en doute bien, le sous-groupe de ceux qui touchaient 5 cents et savaient que d'autres, dans la même salle, touchaient 25 cents pour le même travail effectué. Mettez-vous à leur place : il leur fallait bien répondre à cinq questions pour toucher autant qu'eux pour une seule bonne réponse. Quelle injustice!
Résultat? Surprenant, quand on y pense…
> Les seuls à avoir vraiment triché plus que les autres, et ce de manière significative, ont été ceux qui ne touchaient que 5 cents alors qu'ils savaient que d'autres en touchaient 25 cents. Pas les autres, même si c'était payant pour eux.
Autrement dit, le simple appât du gain n'a pas incité outre mesure les participants à tricher. Disons que le niveau de tricherie a alors été "normal". En revanche, ceux qui ont véritablement triché, ce sont ceux qui se sentaient victimes d'une injustice. Et ce, même si c'était pour gagner… de ridicules pièces de 5 cents!
Intéressant, n'est-ce pas? L'appât du gain ne joue pas, mais le facteur psychologique de l'injustice, si. Pourquoi, au juste? C'est ce que les trois chercheurs ont voulu savoir à l'aide de la deuxième expérience.
Ainsi, 204 étudiants ont grosso modo effectué le même type de tâches, à ceci près que ceux qui avaient été mis en situation d'injustice l'avaient été de diverses manières : certains avaient été clairement avisés de l'injustice; d'autres pouvaient s'en douter, mais ne pouvaient pas en être certains.
Résultat, cette fois-ci? Intéressant, fort intéressant…
> Plus on est convaincu de l'injustice, plus on est prompt à tricher.
Enfin, dans la dernière expérience, il a été demandé à 178 volontaires de remplir une tâche parfaitement barbante : compter le nombre de points qu'il y avait dans différents carrés; il y avait en tout 10 carrés, dans lesquels figuraient entre 24 et 46 points. Et une fois de plus, aucune vérification n'était faite avant le versement de la paie.
Résultat, à votre avis?
> Ceux qui se savaient victimes d'une injustice ont bâclé le travail. Ils ont indiqué n'importe quoi pour en finir au plus vite.
Que déduire de tout cela? Que pour diminuer la malhonnêteté au travail il convient de réduire l'injustice? Oui, bien sûr, mais malheureusement, ce n'est pas si évident que ça à faire : il suffit de regarder la discrimination professionnelle dont sont toujours victimes les femmes pour le réaliser. Alors? Voici ce que suggèrent Mme John et MM. Loewenstein et Rick : «Les entreprises ont tout intérêt à rester les plus discrètes possible sur la rémunération de leurs employés, car sinon cela pourrait mener à l'émergence de comportements socialement destructeurs», disent-ils dans leur étude.
Pas étonnant, donc, que les salaires soient un sujet si tabou en entreprise. Si jamais on se mettait à en parler entre collègues, cela risquerait de déclencher une tempête dont on n'imagine même pas la puissance…
Que retenir de tout cela? Ceci, à mon avis :
> Qui entend faire diminuer la malhonnêteté au sein de son équipe doit veiller à ce que les membres de celle-ci ne souffrent d'aucune injustice, ou à tout le moins ne ressentent aucune injustice entre eux.
En passant, le penseur français Montesquieu aimait à dire : «Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous».
Découvrez mes précédents billets