BLOGUE. Carrière. Ce mot est devenu si commun que l'on n'y songe presque plus. Il est devenu normal de chercher à avoir une belle carrière, de vouloir connaître une belle progression professionnelle, aussi bien au niveau hiérarchique que salarial. Tout nous pousse à avoir envie de grimper toujours plus haut : la pression sociale, notre soif de reconnaissance, notre estime de soi, etc. Et si jamais notre carrière se mettait à coincer (stagnation au même poste des années durant, etc.) ou même à déraper (licenciement, burn-out, etc.), ce serait la catastrophe!
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La question saute aux yeux : être ainsi obnubilé par sa carrière, est-ce une bonne ou une mauvaise chose? Eh bien, la réponse à cette interrogation, je l'ai. Je l'ai dénichée dans l'étude Career concern, overachievement and obsession signée par deux professeurs d'économie, Dongsoo Shin, de l'École de commerce Leavey (États-Unis), et Xiaojian Zhao, de l'Université de science et de technologie de Hong Kong (Chine). Il en ressort que trop se soucier de sa carrière est nuisible, en particulier pour… sa carrière!
Ainsi, les deux chercheurs ont repris un modèle de calcul économétrique mis au point dans les années 1980 par Bengt Holmström, aujourd'hui professeur d'économie au MIT Economics. Ce modèle permet d'effectuer différentes sortes de simulations de comportement des personnes à propos de leur carrière, et d'identifier de la sorte le meilleur comportement à adopter dans certains cas précis (avancement, etc.). Là, MM. Shin et Zhao ont considéré deux périodes de notre temps dans une journée, celle consacrée au travail et celle dédiée à notre loisir principal (sport, hobby, etc.). Et ils ont voulu savoir dans quelle mesure le loisir principal avait une influence sur le travail.
Pour cela, ils ont étudié deux types de personnes : la personne ordinaire, qui entend s'épanouir aussi bien par son travail que par son loisir principal ; et la personne carriériste, qui recherche avant tout la réussite professionnelle. Ils ont de surcroît affiné leur analyse, en dosant le niveau de carriérisme, notamment en dessinant le profil d'une personne «extrêmement carriériste».
Puis, ils ont effectué une multitude de calculs et regardé ce qui se passait avec un tel scénario. Ce qu'ils ont découvert est passablement étonnant…
> Quand une personne est moyennement motivée par sa carrière, elle est aussi moyennement dynamique dans son loisir principal.
> Plus une personne tient à avoir une belle carrière, plus elle est dynamique dans son loisir principal.
À noter qu'il arrive un moment où, pour les personnes «extrêmement carriéristes», un basculement se produit. Tenez-vous bien, le loisir principal prend alors le dessus sur la carrière, et cela se produit surtout en début de carrière! Si, si…
Comment expliquer ce mystère? «Les heures dédiées au travail et au loisir étant limitées dans la journée, les personnes littéralement obsédées par leur carrière doivent faire un choix dans la répartition de heures consacrées aux deux. Et elles font le choix – étrange a priori – de mettre de côté leur carrière un moment pour s'investir à fond dans leur loisir préféré, en début de carrière. Pourquoi? Parce qu'elles ont l'impression qu'en brillant de manière exceptionnelle dans leur loisir, elles brilleront plus qu'elles ne pourraient le faire au travail, surtout à leur entrée sur le marché du travail, où les opportunités sont en général plus limitées que par la suite. Elles font le calcul que cette image leur sera bénéfique, plus tard, dans leur progression professionnelle», expliquent les deux chercheurs dans leur étude.
De fait, des exemples viennent en tête, quand on y pense bien : il est toujours bon d'avoir sur son CV le fait qu'on a été, dans sa jeunesse, le capitaine d'une équipe de hockey ; ou encore, le fait que, depuis plusieurs années, on est particulièrement actif au sein d'un organisme humanitaire. Pas vrai? Du coup, quelqu'un d'«extrêmement carriériste» peut très bien faire le calcul de "sacrifier" quelques années de sa vie professionnelle dans l'espoir d'en récolter les fruits ultérieurement : qui sait? ça pourrait lui permettre, un jour, de faire la différence avec d'autres candidats au même poste que celui qu'il vise…
Grand bien lui fasse, pensez-vous peut-être. Le hic? C'est que ce calcul est mauvais, car tordu. D'une part, parce que rien ne dit que ce stratagème sera payant. D'autre part, parce qu'à vouloir trop bien faire, le carriériste s'y prend mal : il veut briller à tout prix, dans tout ce qu'il fait, et confond finalement "sacrifice" et "don de soi". Pour bien saisir cela, prenons le cas d'une personne qui se lance corps et âme dans l'humanitaire, mais par calcul carriériste. Pour elle, le temps consacré à cette cause est un investissement, un pari sur l'avenir, plus précisément sur son avenir. Et elle n'a alors rien compris à l'humanitaire, car il est alors plutôt question de donner son temps à autrui, sans chercher à en tirer le moindre profit. Faire de l'humanitaire de cette façon, c'est comme si l'on n'en faisait pas du tout.
Et ça transparaîtra toujours, tôt ou tard. C'est sûr. Un jour ou l'autre, au cours d'une discussion, ou lors d'un entretien poussé, les autres verront que son implication dans la cause humanitaire n'était pas si forte que ça. Et si cette personne est maladroite, elle finira par se trahir elle-même. Le coup lui sera fatal. Du moins, pour sa carrière. En effet, quelle confiance accorderiez-vous à une personne dont vous découvrez que tout ce qu'elle entreprend est dans le seul but d'en dégager un profit personnel, purement personnel? Hein?
Mieux vaut par conséquent ne pas être carriériste. Oui, mieux vaut n'être pas trop obsédé par l'évolution de sa carrière, et se dégager l'esprit pour des pensées plus enrichissantes et moins obsédantes. Sinon, on va droit à l'accident professionnel, notamment en raison de calculs erronés sur la meilleure trajectoire à adopter…
En passant, l'écrivain français Erik Orsenna a confié, un jour, au magazine Lire : «La vie est la seule carrière qui m'intéresse».
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