BLOGUE. Avez-vous remarqué, comme moi, qu’il ne se passe pas une journée sans assister à un acte de méchanceté? Une médisance d’un collègue à propos d’un autre, sous le couvert de l’humour. Un coup de coude dans le métro pour avoir un peu plus de place. Ou ne serait-ce qu’un regard furieux à l’attention d’un quidam. La question saute à l’esprit dès qu’on s’y arrête deux secondes : mais au fond, pourquoi agissons-nous ainsi, alors qu’il serait nettement plus intéressant pour tout le monde de collaborer ensemble, dans la joie et la bonne humeur?
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Bon , vous voyez sûrement où je veux en venir : la méchanceté nous pourrit nos journées, alors y a-t-il moyen de s’en prémunir, ou à tout le moins d’atténuer sa fréquence et son effet? Eh bien, j’ai peut-être trouvé une ébauche de réponse dans une étude passionnante intitulée Spite : Driven by human root motivation to be number one et signée par Xinzhen Yu, professeur à l’Antai College of Economics and Management de la Shangai Jiao Tong University (Chine). Celle-ci montre que la méchanceté peut être contrôlée, voire diminuée, à condition d’adopter une toute nouvelle approche de la vie…
Le chercheur a démarré sa réflexion sur la méchanceté à partir des travaux du biologiste britannique William Donald Hamilton, décédé en 2000 et célèbre depuis les années 1960 pour ses recherches sur l’évolution. Peut-être avez-vous d’ailleurs entendu parler de la «loi d’Hamilton». Cette dernière stipule grosso modo que dans chaque espèce, les individus privilégient les comportements de coopération avec leurs parents génétiques les plus proches, car en se dévouant de la sorte, ils favorisent la propagation de leurs propres gènes. C’est-à-dire que nous nous montrons altruistes parce que, de manière inconsciente, nous y avons un intérêt.
Quelques précisions… En 1964, M. Hamilton a publié un article scientifique qui a fait sensation, intitulé The General Evolution of Social Behavior. Celui-ci donnait une réponse à l’une des grandes interrogations découlant de la théorie de l’évolution de Darwin : pourquoi les primates – et donc les hommes – ont-ils des comportements altruistes, alors que cela est souvent «coûteux», voire «dangereux» pour celui qui agit ainsi? Pensons à un enfant tombé dans la rivière : comment se fait-il qu’un adulte se précipite à son secours, même s’il sait que les tourbillons risquent de l’emporter lui aussi?
L’explication alors donnée était que nous sommes tous soumis à une règle génétique, à savoir l'«aptitude darwinienne globale» (inclusive fitness, en anglais). Elle considère que : «Les comportement altruistes seront favorisés par la sélection, si les «coûts» (ou risques, si vous préférez) pour agir de manière altruiste sont moindres que les «bénéfices» (ou avantages) escomptés».
Bref, nous avons un «intérêt» à être altruiste, un intérêt qui décroît en fonction du coefficient d’apparentement. La formule est la suivante : RB>C ; où R est le coefficient d’apparentement entre l’acteur et le bénéficiaire, B la somme des bénéfices pour tous les individus affectés par le comportement, C le coût pour l’acteur. Elle donne un résultat de 100% pour un individu sauvant sa propre peau, de 50% lorsqu’il vole au secours de ses proches (enfant, parent, frère ou sœur), et de 25% pour les grands-parents, petits enfants, et autres demi-frères et demi-sœurs.
M. Yu note qu’Hamilton considérait dans sa théorie quatre attitudes types dans nos comportements sociaux, à savoir l’égoïsme, la coopération, l’altruisme et la méchanceté. Que la méchanceté survenait lorsque l’acteur et le bénéficiaire étaient «négativement liés» sur le plan génétique, à savoir lorsque l’un ressentait le besoin vital de supprimer l’autre. Et surtout qu’elle n’était pas creusée comme elle devrait l’être…
Ainsi, le chercheur est parti de l’hypothèse tous les êtres humains ont l’irrépressible volonté d’exceller, et donc de briller plus que les autres. En conséquence, la méchanceté est un moyen comme un autre de parvenir à nos fins.
Mais quel type de méchanceté? M. Yu en a considéré deux grandes familles : la méchanceté hamiltonienne et la méchanceté gratuite. Puis, il s’est livré à différents calculs économétriques visant à estimer les bénéfices que l’on pouvait en retirer.
> La méchanceté hamiltonienne. Elle suppose un coût pour l’acteur, si bien qu’elle n’est pas très fréquente. Un exemple amusant : les maisons revanchardes. L’une d’elles, établie au 44 Hull Street de Boston (Massachusetts), a une histoire rigolote. En 1874, deux frères ont hérité d’un terrain vierge dans le nord de la ville. L’un est parti à la guerre, et l’autre en a profité pour y bâtir une immense maison occupant l’essentiel de l’espace. À son retour, le frère floué a réagi en construisant une minuscule maison dans l’étroit espace restant, bouchant ainsi la vue et l’entrée de la maison principale! (avis aux curieux, cette bâtisse insolite, surnommée The Skinny House, existe toujours et est occupée…)
Après calcul, M. Yu a découvert que la méchanceté hamiltonienne pouvait théoriquement se justifier dans deux cas de figure : lorsque l’acteur s’en prend ainsi à l’ensemble des membres d’un groupe ; et lorsqu’il s’attaque de la sorte à des individus a priori supérieurs à lui.
> La méchanceté gratuite. Elle correspond à un coût nul pour l’acteur. Et elle est clairement la plus commune, de nos jours.
Un exemple évident : les mauvaises langues. Le chercheur a analysé le cas de deux professeurs d’université qui visent le même poste, l’un décidant de mener une campagne de dénigrement à l’égard de son rival. Et il a mis au jour le fait que l’acteur tirait un bénéfice de sa méchanceté essentiellement parce que les mensonges se propagent à très grande vitesse.
Autre exemple, un peu moins évident : l’omission. On peut, en effet, faire du tort à autrui en ne disant pas du bien de lui, oui, en taisant ses succès et autres bons coups. La réputation de celui-ci aurait pu grandir grâce à l’acteur, mais rien que par méchanceté, il s’est abstenu de le faire. La nuisance découle alors du fait que, comme l’a appris le chercheur grâce à ses calculs, les bonnes nouvelles, elles, se propagent très lentement.
Maintenant, que faire face à tant de ressources maléfiques? Feindre de les ignorer, et laisser les autres braire? Riposter bec et ongles? Ou encore, entrer dans la danse, et se mettre, nous aussi, à rivaliser de méchanceté avec les êtres malfaisants grouillant tout autour de nous? Et si l’on adoptait une autre voie…
C’est ce que suggère M. Yu dans son étude, et c’est même ce qui en fait tout l’intérêt, à mes yeux. Celui-ci invite ni plus ni moins à changer notre vision de la méchanceté, et par suite notre comportement à son égard.
Comme on l’a vu, la méchanceté est une question de «coûts» et de «bénéfices». Nous sommes méchants même si nous n’en tirons aucun bénéfice direct, pourvu qu’autrui enregistre un coût. Nous pouvons même être méchant en dépit d’un coût pour nous, pourvu que le coût pour autrui soit nettement supérieur. C’est là la vision classique de la méchanceté.
Pourquoi ne pas la voir autrement? On pourrait, par exemple, inverser totalement l’approche et considérer la «méchanceté» non pas d’un point de vue «négatif», mais «positif».
Je m’explique… Les calculs économétriques s’appuient sur les coûts, c’est-à-dire sur les pertes enregistrées par la cible de nos attaques. D’un point de vue purement mathématique, on pourrait changer les «-» par des «+», et voir ce qui se passerait. C’est justement ce qu’a effectué le chercheur. Et il a eu une belle surprise…
De fait, ce renversement de situation entraîne un basculement fondamental : au lieu de chercher à nuire à autrui pour son propre bénéfice personnel, on en arrive à une société où l’individu a tout intérêt à faire du bien à autrui, car cela accroît le «bonheur global» de l’ensemble du groupe considéré. Au lieu de sombrer dans le cercle vicieux de la méchanceté, on se trouve dans le cercle vertueux de la bonté.
M. Yu a donné un nom à ces êtres qui n’existent que sur le plan théorique : les Utopiens. Leur loi : «Chaque Utopien fera tout pour ne jamais nuire à autrui». En conséquence, chacun fera de son mieux pour coopérer le plus possible avec les autres. Oui, chacun fera bénéficier de ses talents propres à ceux qui ne les ont pas et chacun tirera profit des talents que les autres ont et pas lui. «La méchanceté est ainsi perçue comme l’exact opposé de la coopération, et ne figure dès lors pas dans la nature des Utopiens», indique M. Yu dans son étude.
Que conclure de cet exercice théorique? Dans un premier temps, que la méchanceté ne mène à rien. Certes, on peut en tirer un bénéfice immédiat, à l’occasion, mais globalement, elle finira par se retourner contre nous. Et dans un second temps, qu’il est possible de contrecarrer la méchanceté par la coopération, ou plutôt par l’esprit de coopération.
Oui, telle est la grande trouvaille de M. Yu, à mon avis! En instaurant un esprit de coopération dans son équipe, on rend difficile, voire impossible, toute expression de méchanceté. Tout bonnement parce qu’elle ne figurera plus dans la nature profonde des coéquipiers. C’est aussi simple que ça.
Un truc envisageable pour y parvenir : combattre ce besoin en nous d'être toujours le numéro 1 dans tout ce que l'on entreprend. Et donc, combattre celui-ci au sein de chacun des membres de votre équipe. Faîtes-leur comprendre que l'important n'est pas la performance individuelle, mais celle de l'ensemble de l'équipe.
Bien entendu, il n’est pas question ici de chercher à transformer vos équipiers en Utopiens. Ce serait farfelu. Nous aurons tous, au fond de nous, un peu de méchanceté. C’est humain. Il s’agit plutôt de développer chez les uns et les autres l’envie de coopérer avec les autres. Mieux, d’offrir son aide aussi souvent que possible, pour ne pas dire spontanément, sans réfléchir, comme l’on saute à l’eau pour sauver un enfant…
En passant, il y a encore loin de la coupe aux lèvres, si l’on en croit le Journal de Jules Renard : «La bonté n’est pas naturelle, c’est le fruit pierreux de la raison. Il faut se prendre par la peau des fesses pour se mener de force à la moindre bonne action»…
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