BLOGUE. C'est l'un des secrets les mieux gardés de Google : son taux de roulement du personnel est l'un des pires des États-Unis. C'est du moins ce qui ressort d'un classement réalisé par le cabinet-conseil PayScale dans lequel il apparaît que la moitié des employés de la firme de Mountain View quittent ses rangs juste après y avoir passé une année. Oui, vous avez bien lu : au bout d'un an seulement, la moitié s'en vont ailleurs!
Découvrez mes précédents billets
Rejoignez-moi sur Facebook et sur Twitter
Pourtant, Google ne cesse de trôner en tête des palmarès des employeurs de rêve, en particulier celui du magazine Fortune, et ce, sans discontinuer depuis 2007. De fait, nous avons tous déjà entendu parler des conditions de travail exceptionnelles qui sont offertes par Google : les repas bios gratuits; les espaces de bureau rigolos; les gyms modernes; la possibilité de travailler sur ses projets personnels pendant 20% de son temps de travail; etc.
Idem, Google figure toujours au top des sondages de satisfaction des employés. Dans le dernier palmarès établi à ce sujet par le magazine Forbes, il a obtenu un score de 84%, l'un des meilleurs. Un exemple frappant : avec un salaire médian de 107 000 dollars américains par an, les employés touchent une paye 12% supérieure à celle du marché, d'après les données de PayScale; d'autres firmes réputées comme Apple et Yahoo! se montrent moins généreuses, avec une paye respectivement supérieure de 9 et de 8% supérieure au marché.
Alors? Comment expliquer un tel mystère? Pourquoi les employés quittent-ils si vite ce qui est vraisemblablement l'un – si ce n'est le – meilleur employeur de la planète?
La réponse à cette terrible interrogation se trouve, à mon avis, dans une autre donnée fondamentale de la main-d'œuvre de Google. 29 ans. Soit l'âge médian de ses employés.
Je m'explique… Un âge médian de 29 ans signifie que la moitié des employés de Google ont moins de 29 ans. C'est-à-dire qu'ils n'ont guère d'expérience professionnelle au moment de leur embauche : tout juste diplômés, ils ont pris leur courage à deux mains, postulé auprès de l'employeur de leur rêve et obtenu une place grâce à leur talent ainsi qu'à leur don pour répondre aux fameuses questions bizarroïdes des ressources humaines de Google, du genre «Combien de balles de golf peut-on faire entrer dans un bus scolaire?».
Autrement dit, ils n'ont aucune idée de ce que c'est que de travailler ailleurs et autrement, et donc aucun a priori. Ils ont bien conscience qu'ils ont de très bonnes conditions de travail et de très bons salaires chez Google, mais cela ne les empêche pas de se dire qu'œuvrer ailleurs et autrement pourrait être tout aussi intéressant pour eux. Car, on le sait bien, il est primordial pour la génération Y de tripper au travail; et si l'on trippe un jour chez Google, on peut très bien tripper tout autant le lendemain sur un autre projet, dans un autre cadre, avec d'autres personnes.
Le terme est lâché : génération Y. Telle est la clé du mystère, d'après moi. C'est que les jeunes de cette génération-là ont des valeurs qui leur sont propres, selon la sociologue Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS et auteure de Génération Y – Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion (Les Presses de Science-Po, 2012) :
> Le DIY. C’est le Do It Yourself, qui se traduit souvent par une grande capacité à s’organiser avec d’autres pour mener à bien un projet soi-même, sans passer par des instances en place. Et souvent, sans leader traditionnel.
> Le partage. Leur engouement pour les réseaux sociaux et le peer to peer en est l’expression la plus évidente.
> L’optimisme. «Ces jeunes sont pessimistes sur la société et son avenir, mais restent optimistes pour eux-mêmes. Ils auraient de quoi baisser les bras, mais gardent beaucoup de vitalité», explique Mme Dagnaud.
> Le Lol. «La culture du Laughing out loud est très tonique, même si parfois potache. Ça reste une forme de résistance, une façon de se moquer du monde, y compris de soi-même. Cette génération a du tonus, de la réactivité, une capacité à rire, de l'ironie sur le monde. C'est une force.»
Mais surtout, ils apportent une toute nouvelle vision du travail et de l’entreprise :
> Savoir. «Les jeunes de la génération Y ont un mode d'entrée dans la connaissance qui n'est pas de type linéaire ou rationnel, comme l'écrivait le sociologue Marshall McLuhan. La pensée de Gutenberg passe par la lecture et une construction rationnelle des choses. Eux entrent par les hypertextes, piochent à droite et à gauche. Ce mode d'entrée dans la connaissance est très déconcertant.»
> Hiérarchie. «Ils ne sont pas attachés à la hiérarchie, pas uniquement à cause du Web mais aussi en raison de la disparition de la famille patriarcale, qui signifie que même dans la famille, on a fait un apprentissage d'interaction, sur un pied d'égalité.»
> Fidélité. «Ils n'ont pas d'attachement fort à l'entreprise. Peut-être parce qu'ils pensent que les entreprises vous jettent dès qu'elles n'ont plus besoin de vous. Ils se disent aussi que s'ils trouvent mieux ailleurs, ils partiront.»
> Pouvoir. «Ils n'ont pas spécialement envie d'exercer le pouvoir. Quand on leur propose de changer de poste, ils vont plutôt demander à avoir une autre expérience, sans privilégier l'idée de carrière.»
> Déboulonnage. «Leur esprit à la fois rebelle et ironique ne les porte pas à avoir des icônes. Ils ne sont pas enclins à être dans la sidération, dans l'admiration béate. On assiste plutôt au déboulonnage des faux patrons et des figures d’autorité incompétentes, d’où leur regard critique et ironique [sur leur environnement professionnel]…»
> Mutation. «Ils sont multitâches, bricoleurs et zappeurs de génie, passés d’une réflexion linéaire à un couper-coller intuitif. Nous assistons avec les Y à une vraie mutation anthropologique. Une mutation sociale, aussi : on les dit papillonnants, ingérables, changeant d’entreprise tous les deux ans…»
> Idéal. «Leur idéal de vie? Monter son entreprise, papillonner entre plusieurs métiers, bref, devenir des super experts. Le modèle de la grande entreprise où l’on devient chef ne les fait plus rêver. On ne se bat plus pour diriger et avoir des responsabilités!»
Que retenir de tout cela? Que Google aura beau multiplier les avantages offerts, il ne présente pas grand chose, en fait, qui puisse faire rêver longtemps les Y :
> Ils sont d'autant moins portés à se montrer fidèles envers Google qu'ils sont poussés par le besoin de papillonner, de multiplier les expériences, pour ne pas dire les trips.
> Ils sont d'autant moins portés à se montrer fidèles envers Google qu'ils se savent talentueux, et donc parfaitement capables de relever d'autres défis ailleurs. Plus que le simple fait de s'adapter à un autre environnement, ils sont en mesure de… muter pour s'y épanouir pleinement!
> Ils sont d'autant moins portés à se montrer fidèles envers Google que leur esprit à la fois rebelle et ironique ne les porte pas à avoir des icônes. L'image de Google, un temps séduisante, va donc en s'estompant au fur et à mesure que les mois s'égrènent.
> Ils sont d'autant moins portés à se montrer fidèles envers Google qu'ils n'ont pas spécialement envie d'exercer le pouvoir. Lorsqu'on leur propose d'assumer de nouvelles tâches, ils vont considérer cette offre non pas comme une promotion, mais comme une porte ouverte pour aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte.
Deux données tirées encore de PayScale corroborent tout cela. D'une part, le nombre d'employés de Google est passé de 9 500 à 28 500 entre 2007 et aujourd'hui. C'est-à-dire que Google est de nos jours en phase d'embauche à tout-va, sans trop se soucier du long terme, à savoir de retenir ses meilleurs talents : il sait que si l'un s'en va, un autre pourra le remplacer. D'autre part, il n'est offert que deux semaines de congés annuels aux nouvelles recrues, et pour en obtenir une de plus il faut – tenez-vous bien! – travailler plus de... 10 ans chez Google! Autrement dit, Google ne mise pas une seconde sur le fait que ses employés vont rester longtemps chez eux.
Voilà. Tel est le terrible secret de Google : le "meilleur employeur du monde" est, en fait, une cage dorée dont les oiseaux les plus intelligents s'échappent dès qu'ils le peuvent. Telle est surtout la terrible vérité qui vous attend demain : les entreprises auront beau se parer de leurs plus beaux atours pour séduire les jeunes les plus talentueux, rien n'y fera, ceux-ci s'envoleront à l'horizon dès qu'ils sentiront un vent susceptible de les y porter. Bref, le concept de fidélité est agonisant, pour ne pas dire déjà en état de mort clinique. Et il va vous falloir vous y résoudre.
En passant, le poète français Charles Baudelaire disait : «La fidélité est un vice de pauvre».
Découvrez mes précédents billets