BLOGUE. Vous comme moi, nous sommes plus ou moins convaincus d’être des personnes qui aiment le risque, du moins prendre des risques calculés, à l’occasion. Comme lorsqu’on accélère en passant à l’orange, lorsqu’on se met à draguer une belle créature, ou encore lorsqu’on se jure que, demain, on apprendra à nager en apnée. Nous nous confortons dans cette belle image de nous-mêmes. Mais bon, cela colle-t-il à la réalité?
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Oui, sommes-nous véritablement amateurs de risque? De vrai risque? Eh bien, sachez que la réponse est… «Non». Non, vous n’êtes pas prêt à rouler à 110 km/h, les yeux fermés pendant 10 secondes. Non, vous n’irez jamais dans une black room remplie d’anonymes lubriques. Et non, vous ne resterez jamais sous l’eau sans respirer pendant deux minutes. Pourquoi? Parce que votre cerveau vous «hurle» de ne pas commettre la moindre action mettant votre vie en jeu. C’est plus fort que vous, c’est plus fort que moi, c’est plus fort que nous tous.
Cela étant, il convient de nuancer. En vérité, notre réaction dépend du risque que l’on entend courir. C’est qu’il y a deux catégories de risques : les risques que l’on prend pour gagner quelque chose, et ceux pour éviter de perdre quelque chose. L’air de rien, cette distinction fait toute la différence! C’est ce que j’ai appris dans une étude passionnante, intitulée A neuropsychological approach to understanding risk-taking for potential gains and losses, et signée par six experts en matière de psychologie : Irwin Levin (University of Iowa, États-Unis), Gui Xue (University of Southern California, Etats-Unis), Joshua Weller (Decision Research, Etats-Unis), Martin Reimann (University of Southern California, Etats-Unis), Marco Lauriola (University of Rome, Italie) et Antoine Bechara (University of Southern California, Etats-Unis).
Ainsi, les six chercheurs ont commencé par consulter un grand nombre d’études sur la prise de risque, et en particulier les travaux de Kahneman et Tversky (1979), qui font référence depuis des décennies. Et ils y ont décelé de nombreux signes laissant croire qu’il pouvait bel et bien y avoir un fonctionnement différent du cerveau en fonction de la prise de risque en question, soit celle où l’on peut gagner quelque chose et celle où l’on peut perdre quelque chose. Puis, ils ont procédé à des expériences pour tenter de le vérifier.
Sautons immédiatement à leurs trouvailles, on ne peut plus intéressantes pour qui est amené à prendre des décisions importantes dans le cadre de son travail, et même des décisions parfois risquées…
Tout d’abord, le cheminement de nos pensées lorsque nous sommes confrontés à un signal de danger. Tout de suite, l’information captée par nos sens file droit à notre amygdale. Notre amygdale? Il s’agit d’une petite partie du cerveau dont la fonction essentielle est de décoder toute menace, et le cas échéant d’envoyer un message d’alerte à une autre partie du cerveau, située au niveau de notre front, le cortex préfrontal ventrolatéral. Ce dernier intervient à chaque prise de décision, spécialement lorsqu’il s’agit d’un danger. Il va analyser le message d’alerte et freiner ou maintenir l’action déclenchée par l’amygdale sur les structures cérébrales responsables de l’expression de la peur. Grosso modo, le cortex va décider s’il convient de continuer de crier de peur face au danger, ou de réagir au plus pressé pour éviter le drame.
Prenons un exemple connu, dénommé le «serpent de Joseph LeDoux» en hommage à son inventeur. Vous vous promenez dans la campagne et apercevez au sol un serpent. Le circuit de la peur donne une réponse instantanée : vous sursautez et reculez de frayeur. Mais il donne aussi une autre réponse, qui prend un peu plus de temps à venir car elle nécessite un traitement d’information plus long : la vérification de l’information captée par votre vue. S'il s'agit bel et bien d'un serpent, le cortex va confirmer les invectives de l’amygdale et donner l’ordre à tout votre corps de vous éloigner de là. Mais s’il ne s’agit que d’un bâton, alors l’alerte déclenchée par l’amygdale va être freinée, et vous allez recouvrer votre calme dans les minutes qui suivront.
Par conséquent, l'action de l’amygdale a un rôle de survie : il vaut mieux prendre le bâton pour un serpent et agir en toute sécurité plutôt que de risquer de prendre un serpent pour un bâton. «Nos ancêtres préhistoriques ont appris à éviter à tout prix les risques mortels pour pouvoir assurer leur survie dans un monde hostile, et il est raisonnable que cela soit resté en nous jusqu’à aujourd’hui», indiquent les chercheurs dans leur étude.
Mais ce n’est pas tout! L’amygdale n’est pas la seule impliquée dans ce processus, ont-ils découvert. Un autre acteur de taille est aussi l’insula (ou cortex insulaire). Sa fonction n’est pas encore bien déterminée, mais il semble que l’insula joue un rôle dès qu’il est question de dégoût, de dépendance, ou encore, de manière plus générale, d’émotion forte.
Par exemple, dès que l’on assiste à une chose horrible (une plaie, une mutilation, etc.), qu’on sent une odeur désagréable, ou même rien que le fait de l’imaginer, déclenche en nous une émotion qui se rend directement à l’insula, lequel provoque en nous du dégoût. Idem, il semble que l’insula intervienne dans certaines émotions intenses, comme l’anxiété, l’empathie, ou encore l’orgasme.
Mieux, les six chercheurs ont mis au jour le fait que l’insula devient active en situation de danger, et envoie elle aussi un message au cortex préfrontal ventrolatéral. Un message qui est complémentaire à celui de l’amygdale. «Une personne qui a une amygdale endommagée, mais une insula intacte, est toujours en mesure de prendre des décisions raisonnées face à une situation de risque où l’on peut perdre quelque chose. En revanche, ce n’est plus vrai face à un risque où l’on peut gagner quelque chose», est-il noté dans l’étude.
Conclusion? Le cheminement de l’information dans le cerveau n’est pas le même en fonction du risque. Quand il s’agit d’un risque lié à un gain, l’information passe seulement par l’amygdale. Et quand il s’agit d’un risque lié à une perte, elle passe par les deux, l’insula renforçant l’aspect angoissant du danger.
Maintenant, vous me demanderez ce à quoi peut bien vous servir de savoir tout cela… Eh bien, il me paraît très utile de savoir que nos réactions face au risque ne sont pas toujours les mêmes. Lorsque nous sommes confrontés à un risque lié à un gain, nous sommes encore en mesure de raisonner, et donc de prendre une bonne décision. Mais ce n'est plus franchement le cas face à un risque lié à une perte : notre premier réflexe est de figer, et notre cerveau nous supplie de fuir cette situation, sans prendre le temps de réfléchir ; du coup, notre décision aura de fortes probabilités d'être mauvaise, ou à tout le moins pas la bonne.
Intéressant, n'est-ce pas? Autrement dit, mieux vaut se méfier de nos décisions présentant des risques, surtout lorsque celles-ci peuvent nous faire perdre gros.
En passant, l’écrivain français Paul Valéry a dit dans Tel quel : «Un homme tirait au sort toutes ses décisions. Il ne lui arriva pas plus de mal qu’aux autres qui réfléchissent»…
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