BLOGUE. Le paradoxe est frappant : aujourd'hui, on compte dans les sociétés occidentales plus de femmes diplômées à l'université que d'hommes, et pourtant, elles rament toujours autant pour faire progresser leur carrière professionnelle. Il est donc naturel de se demander d'où cela vient.
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De la constante discrimination dont elles sont victimes au travail? De leur difficulté à concilier travail et vie de famille? De leur manque d'intérêt pour leur carrière? Peut-être un peu de tout cela, me direz-vous…
Certes, mais ce n'est pas parce qu'une interrogation semble ardue à répondre qu'il ne faut pas pour autant s'atteler à la tâche. On ne peut pas se contenter – du moins, moi en tous cas – d'une vague réponse appuyée sur ce qu'on dénomme le fameux "gros bon sens". Et je ne suis pas le seul dans ce cas, puisque deux professeurs d'économie – Muriel Niederle, de Stanford (États-Unis), et Hessel Oosterbeek, de l'Université d'Amsterdam (Pays-Bas) – et un étudiant en doctorat à l'Université d'Amsterdam, Thomas Buser, se sont retroussés les manches pour identifier une réponse plus précise.
Le fruit de leur travail se trouve dans une étude intitulée Gender, competitiveness, and career choices. Cette dernière apporte une réponse à laquelle, je pense, bien peu d'entre nous avions pensé jusqu'alors…
Les trois chercheurs néerlandais ont eu l'heureuse idée de s'intéresser à un moment charnière de la vie professionnelle d'une personne, celui où elle étudie. Mieux, le moment exact où elle décide de son avenir. Aux Pays-Bas, cela se produit à l'âge de 15 ans, à la fin de la 9e année. Les élèves doivent alors choisir une filière parmi quatre possibles : nature & technologie ; nature & santé ; économie & société ; culture & société.
Un choix crucial pour le restant de leurs jours. C'est que – on s'en doute bien – certaines filières sont considérées comme plus prestigieuses que d'autres, en ce sens qu'elles débouchent en général sur des métiers plus valorisants et mieux rémunérés. Par exemple, nature & technologie, qui permet notamment de devenir ingénieur grâce à sa forte dose de mathématique, est plus prisé que culture & société, où l'étude des langues et de la littérature est prédominante.
Il a ainsi été demandé à 397 élèves issus de quatre écoles secondaires différentes de participer à une petite expérience. Il s'agissait, dans un premier temps, de remplir un test de math en l'espace de trois minutes : effectuer de tête une série de 26 additions de quatre nombres à deux chiffres, sans se tromper, bien sûr.
Cela fait, il était proposé aux participants de refaire le test, avec une autre série d'additions, mais dans des conditions différentes. En compétition. Chaque volontaire était en ce cas intégré à un groupe de quatre personnes, son but étant d'enregistrer un meilleur score que les trois autres. À la clé, une meilleure rémunération, de petites sommes d'argent étant versé à chaque bonne réponse donnée. Bref, chacun avait à ce moment-là le choix d'entrer en compétition avec d'autres, ou de continuer l'expérience en solo, sans être comparé aux autres.
Enfin, dans un dernier temps, chaque participant devait choisir du mode de rémunération de la toute dernière série de calculs qu'il devait faire. Là encore, cela revenait à choisir un mode tranquille, ou un mode compétitif, plus rémunérateur.
L'idée derrière tout cela était d'évaluer plusieurs traits de caractère des participants, soit : l'esprit de compétition, la confiance en soi et l'attitude face au risque. À cela s'ajoutait un autre point important, à savoir les capacités intellectuelles des participants. Celles-ci ont été évaluées à l'aide de trois éléments : la note moyenne générale obtenue par chacun en fin de 9e année, la note moyenne en mathématique ainsi que la note moyenne en mathématique de leur classe.
Pour finir, les trois chercheurs néerlandais ont pris note des choix de filière qu'ont fait tous les participants à leur expérience. Un choix dont il ressort que :
> 40% des garçons ont choisi la filière nature & technologie, la plus prestigieuse, et celle permettant les meilleurs débouchés professionnels.
> 17% des filles ont choisi la filière nature & technologie.
> 8% des garçons ont décidé d'aller dans la filière culture & société, la moins prestigieuse.
> 15% des filles ont décidé d'aller dans la filière culture & société.
Résultats? Lumineux…
> Esprit de compétition. Dans l'expérience, les garçons ont nettement plus opté pour la compétition que les filles.
> Prestige. À l'école, les garçons ont nettement plus opté pour la filière la plus prestigieuse que les filles.
> Corrélation entre les deux. Il existe même une corrélation entre le fait d'avoir l'esprit de compétition et celui de se lancer dans une voie difficile, mais prometteuse d'un bel avenir professionnel en cas de réussite.
Autrement dit, les filles sont en général moins portées que les garçons à se destiner à une carrière prestigieuse, ce qui limite dès le départ leurs chances d'avoir ce qu'on appelle une belle carrière. La raison? En grande partie, par manque d'esprit de compétition.
Mme Niederle ainsi que MM. Oosterbeek et Buser ont tenu à préciser ce "en grande partie". Et ils ont trouvé que, des multiples raisons ayant poussé les filles à choisir des voies professionnelles où la compétition est moins féroce, le manque d'esprit de compétition et ce qui y est associé (faible confiance en soi, aversion au risque, etc.) représentent le quart (23%) des motifs explicatifs. Un pourcentage, on en convient, énorme.
Que peut-on tirer de cette trouvaille? À mon sens, que nos sociétés se privent de grands talents – celui des femmes – dans des secteurs économiques primordiaux pour une raison franchement ridicule : le prestige. Le problème qui en découle ne nous saute pas immédiatement aux yeux : qui dit prestige, dit compétition pour en bénéficier. Du coup, on dégoûte d'emblée des personnes douées de se lancer dans une telle voie, n'ayant pas l'envie profonde de se battre pour briller au détriment d'autrui.
Appliquons maintenant cela à l'univers du travail. Imaginons que votre entreprise ait à mener à bien deux projets de front. Si jamais l'un est considéré par les employés comme plus prestigieux que l'autre, vous pouvez être sûrs que ceux qui ont l'esprit de compétition vont se ruer sur le premier, et les autres, se porter timidement volontaires pour le second. En conséquence, des employés clés risquent fort de se détourner du premier projet, alors qu'ils auraient peut-être permis de faire toute la différence entre une simple réussite et un succès renversant. CQFD.
D'où ma suggestion du jour :
> Qui entend motiver ses employés talentueux à briller de tous leurs feux doit veiller à réduire autant que possible l'esprit de compétition à l'interne.
En passant, l'actrice roumaine Anamaria Marinca a dit un jour en entrevue : «La seule compétition qui existe réellement, c'est celle que nous nous faisons à nous-mêmes».
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