BLOGUE. Avez-vous déjà remarqué à quel point ceux qui ne connaissent rien à un sujet sont catégoriques dans leurs affirmations? La discussion porte, par exemple, sur le hockey? Le crétin de service va soutenir que ça sent déjà la coupe pour le Canadien de Montréal, car la toute nouvelle équipe de direction «va renverser la vapeur». Sur l'économie? Il va affirmer que la Grèce va sortir de la zone euro et «faire tomber la monnaie européenne par la même occasion». Sur la politique? Il va dire que Jean Charest n'a d'autre option que d'aller en élection l'automne prochain, car «ce sera le moins mauvais moment de le faire pour lui». Etc.
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Avez-vous noté, par ailleurs, combien il était difficile de le faire changer d'idée? Du moins de l'amener à une plus juste vision des choses, à un peu plus de nuances dans ses propos, pour ne pas dire à un peu plus de réflexions sur le sujet? Je n'en doute pas une seconde. De fait, son argumentation repose systématiquement sur des a priori et le fameux «gros bon sens», lesquels lui servent juste à occuper le maximum d'espace de parole, et donc à réduire la probabilité qu'autrui avance un fait destructeur pour son propos.
Un tel comportement a de quoi irriter, car il gâche une discussion qui pouvait être intéressante jusque-là, jusqu'à ce que l'ignare de service mette son grain de sel. Il a aussi, si vous savez prendre un peu de distance avec vos émotions, de quoi amuser : quoi de plus ridicule qu'un crétin convaincu de son intelligence? Mais l'ennui, c'est qu'il est incorrigible. C'est comme si moins le crétin connaît un sujet, plus celui-ci lui semble irrésistible. Oui, comme s'il avait besoin de prouver aux autres qu'il avait des idées brillantes sur tout et n'importe quoi.
La question saute aux yeux : «Comment le faire taire?». Ou plutôt : «Pourquoi se comporte-t-il ainsi, cet éternel casse-pied?». Il se trouve que c'est justement l'objet de l'étude Why uninformed agents (pretend to) know more signée par Peter Schanbacher, étudiant en économie de l'Université de Constance (Allemagne). Celle-ci indique que le crétin de service est avant tout une créature rationnelle…
L'approche du chercheur n'est pas du tout sociologique ou psychologique, et c'est ce qui en fait tout le sel. Son but n'était pas de déterminer le profil du crétin moyen, ni d'étudier sa manière tronquée de réfléchir et d'argumenter. Non, M. Schanbacher est un économiste, ce qui signifie que ce qui l'intéresse, c'est de comprendre pourquoi, face à une tâche complexe, certains se rabattent sur des idées erronées pour prendre une décision, et n'en démordent jamais. Bref, pourquoi certains agissent comme de vrais crétins dans des situations où le mieux à faire serait pour eux de s'abstenir d'agir.
De précédentes études ont permis d'identifier trois raisons pouvant expliquer la crétinerie d'une personne :
1. Le crétin n'a pas la capacité intellectuelle nécessaire pour mener à bien une réflexion complexe (Sniezek, 1990).
2. Il est biaisé (Koriat, 1980 ; Griffin et Tversky, 1992).
3. Il est obtus, c'est-à-dire qu'il refuse de voir l'évidence quand elle se présente à lui (Taylor et Brown, 1988).
Mais ces études n'abordaient pas un point important, à savoir l'assurance incroyable du crétin en lui. C'est là que le chercheur allemand a décidé d'apporter sa pierre à l'édifice de la recherche sur la crétinerie humaine. Il s'est penché sur deux phénomènes particuliers : d'une part, l'überconfiance du crétin, soit son excès de confiance en lui ; d'autre part, l'überconfiance extrême du crétin dès qu'il est confronté à une tâche complexe.
Son analyse a démarré avec une question toute simple, qui sert d'ailleurs souvent dans les recherches sur la crétinerie : «La pomme de terre vient-elle du Pérou ou de l'Irlande?». Après cette interrogation, on demande aux personnes interrogées d'indiquer le degré de confiance qu'elles ont dans leur réponse. Et on multiplie l'opération de nombreuse fois, avec d'autres questions comme «L'espérance de vie des femmes est-elle plus élevée en Argentine ou au Canada?».
Puis, M. Schanbacher a procédé à de savants calculs économétriques, dans le but d'identifier le meilleur comportement à adopter lorsqu'on est confronté à ce genre de situation. Pour cela, il a considéré deux cas extrêmes, soit celui d'une personne qui ne connaît rien à rien et celui d'une autre qui connaît très bien le sujet abordé. Ce qui lui a permis d'identifier ce qu'avaient de mieux à faire les personnes se situant entre les deux, en particulier lorsqu'elles ne connaissent pas bien le sujet en question.
Qu'a-t-il ainsi trouvé? Quelque chose de renversant, qui défie ce qu'intuitivement on pouvait imaginer à propos des crétins…
> Quand on connaît bien un sujet. Il a découvert que, que la question soit complexe ou simple, il est rationnel d'être confiant en soi, mais cela n'apporte rien du tout d'être überconfiant. Car on n'est pas plus performant pour autant.
> Quand on connaît mal un sujet. Si la question est complexe, il est rationnel d'avoir peu confiance en soi. En revanche, si la question est simple, il est rationnel – tenez-vous bien! – d'avoir confiance en sa réponse malgré tout, et même encore plus d'être carrément überconfiant.
Comment expliquer cette trouvaille contre-intuitive? C'est qu'entre alors en compte un point important, les connaissances de la personne. Si la question paraît simple, c'est le signe que nous avons les connaissances «suffisantes» pour apporter une réponse fondée sur des éléments «solides». Du moins, c'est notre impression.
Dans le cas de l'expert, ça peut se comprendre. Celui-ci sait que sa réponse à la question n'est pas sûre à 100%, mais il est prêt à courir le risque de se tromper, estimant que ce risque est minime ou peu élevé.
Mais dans le cas du crétin, le raisonnement est le même, c'est-à-dire tout aussi logique, à ceci près qu'il est erroné. Il croit avoir de bonnes chances de viser juste avec sa réponse, mais en réalité son risque d'erreur est nettement supérieur à ce qu'il croit. Et bien souvent – mais pas dans la majorité des cas! –, il passe pour un crétin aux yeux des autres, sans nécessairement s'en apercevoir. Il lui arrive par conséquent d'avoir parfois raison, à son insu.
Voilà donc ce qui fait le propre du crétin. Il est überconfiant comme peut l'être un expert face à une question simple, mais pas évidente. Il agit tout aussi rationnellement que n'importe qui d'autre. Il est bel et bien une créature éminemment rationnelle…
Cela vous donne-t-il une idée pour contrer le prochain crétin que vous croiserez? Voici la mienne (je suis sûr que vous en trouverez d'autres par vous-même) : montez d'un cran le niveau de la discussion. Si c'est un vrai crétin, il essaiera de suivre, et sa crétinerie deviendra évidente à tous. S'il est moindrement intelligent, il décrochera et se mettra, enfin, à écouter, voire apprendre.
Ou bien, s'il est ouvert à la discussion, décortiquez avec lui chaque point de son argumentation, en lui demandant à chaque fois le degré de confiance qu'il accorde réellement à chacun d'eux. Il verra alors, probablement, que son überconfiance est exagérée, car celle-ci repose sur des bases instables. Et ce, pourvu que vous réussissiez à vous y prendre diplomatiquement, sans le blesser dans son orgueil, bien entendu…
En passant, l'humoriste américain Robert Benchley aimait à dire : «La plus sûre façon de faire passer quelqu'un pour un crétin est de le citer».
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