BLOGUE. C’est un classique au bureau, même si l’on ne s’en vante pas trop : la blague sexiste. Un temps, tout le monde s’amusait des blondes – «En entretien d’embauche, le recruteur demande en regardant le CV : «Diplômes?», et la candidate blonde de dire : «Plom»» –; cela est certes passé de mode, mais les blagues de ce style perdurent. Pas vrai? S’agit-il là de blagues innocentes, juste faites pour détendre l’atmosphère besogneuse, de temps en temps? Ou peuvent-elles faire plus de mal que de bien?
Découvrez mes précédents posts
C’est ce que se sont justement demandés, un beau jour, deux chercheurs, Jennifer Berdahl, de la Rotman School of Management, à Toronto, et Karl Aquino, de la Sauder School of Business, à Vancouver. Le fruit de leur travail a été publié il y a deux ans dans le Journal of Applied Psychology, avec pour titre Sexual behavior at work : fun or folly? Résultat : les blagues sexistes ne sont jamais neutres au travail…
Ainsi, Mme Berdahl et M. Aquino ont effectué deux expériences pour déterminer l’impact de différents comportements sexuels au travail tant sur les «comiques» que sur les victimes. L’idée était de savoir si cela faisait vraiment de bien à ceux qui agissent de manière sexiste au travail d’agir de la sorte, et si cela faisait vraiment du mal aux personnes qui en souffrent.
Comme les deux expériences étaient similaires, je vais me contenter de vous parler de la première… Un questionnaire a été adressé chez eux à 800 employés nord-américains, via leur syndicat. Ceux-ci travaillaient pour cinq entreprises différentes, soit trois usines manufacturières à dominance masculine et deux centres de services à dominance féminine. Pour motiver à y répondre, 15 dollars étaient envoyés en échange du questionnaire rempli : 30% des personnes contactées y ont répondu.
Les profils de ces personnes étaient bien spécifiques. En moyenne, il s’agissait de personnes gagnant de 20 000 à 30 000 dollars par an, âgées entre 40 et 49 ans et qui avaient entre 10 et 19 ans de carrière.
Ces personnes devaient indiquer si, ces deux dernières années, elles s’étaient fréquemment retrouvées dans une situation à consonnance sexuelle, soit :
> Ambiance générale sexiste : distribution de matériel sexuel; blagues sexistes; discussion ouvertement sexuelle.
> Confrontation directe : attention sexuelle d’un(e) collègue; attouchement; exhibition.
Le cas échéant, elles devaient évaluer leur réaction face à ces situations, en les notant de -2 à +2.
Les premiers constats sont impressionnants : 58% de ceux qui ont répondu au questionnaire ont fréquemment connu des expériences à connotation sexuelle au travail, les deux années précédentes. Dans la très grande majorité des cas, il s’agissait d’une ambiance de travail généralement sexiste (blagues sexistes et autres). Sans surprise, la plupart des femmes concernées ont donné une note négative aux expériences vécues, et la plupart des hommes, une note positive ou neutre.
Cela étant, les deux chercheurs ont creusé un peu plus en profondeur leurs données, et ont ainsi déniché de véritables trouvailles, qui sont, à mon sens, tout le sel de cette étude. Ils ont, en effet, regardé l’impact que tout cela peut avoir sur les employés concernés, et ont découvert que :
> les «comiques» (c’est-à-dire ceux qui font des blagues sexistes) comme leurs victimes sont plus sujets aux négligences professionnelles (travail bâclé, envie de rentrer chez eux au plus vite, etc.) que ceux qui ne vivent pas dans une ambiance de travail sexiste;
> les employés qui sont rarement exposés à des situations à connotation sexuelle au bureau et qui détestent cela sont ceux qui se disent les plus heureux au travail.
«Ces résultats sont surprenants, car on aurait pu s’attendre à ce que ceux qui commettent des actes sexistes au bureau en retirent un bénéfice sur le plan professionnel, mais ce n’est pas du tout le cas», soulignent les deux chercheurs dans leur étude.
D’où l’interrogation suivante : comment se fait-il que cela ne leur apporte rien d’autre que de rigoler un bon coup avec des collègues? C’est que ce type d’humour et d’attitude agit «comme un poison lent», d’après Mme Berdahl et M. Aquino : à force d’être diffusé dans l’organisme qu’est l’équipe ou l’entreprise, il amenuise la réssistance des uns et des autres, et fini par épuiser les plus sensibles, à savoir les «comiques» (qui attaquent autrui par leurs blagues, se sentant eux-mêmes agressés par sa présence dans son entourage) et leurs victimes. Oui, ce poison sournois contamine peu à peu tout le monde, en créant une ambiance de travail délétère. Les conséquences peuvent être majeures : absentéisme, burn-out à répétition, démission de personnes talentueuses, etc.
J’exagère? Je dramatise? Malheureusement, non. L’étude montre un point qui me paraît très important, même s’il n’y est pas vraiment souligné… Il arrive que des victimes de situations à connotation sexuelle considèrent que cela ne les dérange pas vraiment, étant au-dessus de tout cela. Elles ont alors évalué l’impact de celles-ci avec une note neutre, voire positive (estimant probablement qu’il est bon que les employés rigolent de temps en temps au bureau). Et pourtant, l’étude révèle que ces mêmes victimes sont sujettes à différents troubles professionnels (négligences, baisse de productivité, etc.), en tout cas plus que les autres…
On le voit bien, les blagues sexistes sont loin – très loin – d’être innocentes. Et si vous ne le croyez toujours pas, alors je vous invite à une expérience : faites les mêmes blagues que d’habitude, mais en prenant, cette fois-ci, d’autres cibles. Des suggestions : les Noirs, les Péquistes, les musulmans, les cols bleus, les homosexuels,… Et regardez ce qui va se produire.
Faut-il par conséquent s’empêcher désormais de rigoler au bureau? Et s’y ennuyer comme des rats enfermés dans une cage? Non, bien entendu, mais ce n’est pas pour autant qu’on peut rire de tout et de n’importe quoi avec tout le monde. C’est tout. Un exemple : ma petite blague du début de post vous a-t-elle fait sourire? Si oui, retenez vous de la partager avec vos collègues… Qu’en pensez-vous?
Le philosophe grec Héraclite d’Éphèse aimait à dire : «Ne faites pas rire au point de prêter à rire»…
Découvrez mes précédents posts