BLOGUE. D’où vient l’étincelle créatrice? Du génie qui murmure à notre oreille, comme le croient Socrate et Descartes? D’un processus mental complexe découlant du choc d’idées a priori incompatibles, à l’image de ce qu’avance Arthur Koestler? D’une pensée latérale, chère à Edward de Bono? À autre chose encore? Ou bien à un peu tout cela en même temps? Impossible à dire, quoi que…
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J’ai assisté mercredi à une conférence renversante d’intelligence, dans le cadre des 5@8 Créatifs de Mosaic, une émanation des HEC Montréal dédiée à à l’échange de connaissances en matière de management de la créativité. L’invité du jour : Yannis Mallat, le PDG d’Ubisoft Montréal et d’Ubisoft Toronto, l’éditeur de jeux vidéos comme Splinter Cell, Prince of Persia et autres Assassin’s Creed.Une boîte dont le succès international ne repose que sur un seul élément, à savoir sa créativité débridée.
Vous comme moi, nous avons une image un peu floue de la manière dont Ubisoft s’y prend pour briller de créativité. On image des équipes de jeunes de la génération Y s’amusant à longueur de journée sur des ordinateurs monstrueux, rivalisant d’adresse et d’idées. Et aux alentours, quelques gestionnaires tentant de leur remettre les pieds sur terre pour être sûr que les projets avancent bel et bien. Bref, on ne sait pas ce qui se passe dans l’immense bâtisse de briques rouges de l’avenue St-Laurent…
La vérité? Pour la comprendre, il convient de revenir en arrière, aux débuts d’Ubisoft à Montréal, comme l’a raconté son PDG. En 1997, quelque 350 jeunes personnes sont recrutées, avec toutes un point en commun : elles sont passionnées de jeux vidéos, mais n’en ont jamais créé un auparavant. Elles passent trois années à expérimenter - «la plupart du temps avec des personnages Playmobil pour mieux visualiser ce qu’on cherchait à faire de manière numérique» -, motivées par une chose : «Prouver notre talent au monde entier», indique M. Mallat, en soulignant que personne ne les prenait alors vraiment au sérieux, dans l’univers des jeux vidéos comme au Québec.
Arrive l’hiver 2001 et avec lui le lancement du tout premier Splinter Cell. Un succès foudroyant, 6 millions d’exemplaires vendus en peu de temps. Mais surtout, une percée technologique, qui est vite devenue le standard pour les concurrents d’Ubisoft. «Splinter Cell est devenu LA référence au sein du studio montréalais, la performance qu’il fallait égaler, voire surpasser. Ça a dynamisé les équipes qui travaillaient sur d’autres projets de manière spectaculaire, et c’est comme ça que sont nées d’autres marques fortes, comme Prince of Persia et Assassin’s Creed», explique-t-il.
Le hic? Ces succès ont entraîné l’apparition au milieu de la décennie écoulée d’une nouvelle contrainte, l’obligation de résultats. «Actionnaires, journalistes, joueurs,… Tout le monde s’est mis à avoir de grandes attentes. L’échec comme l’erreur n’ont plus été tolérés. Ce qui a carrément mis en péril notre créativité», dit M. Mallat.
En fait, l’équipe dirigeante d’Ubisoft Montréal n’avait pas vu venir ce danger mortel. «Nous ne l’avons réalisé à temps. Notre flamme créatrice était en train de s’éteindre, faute de comburant, c’est-à-dire d’air. Notre mission principale en tant que gestionnaires a alors été d’injecter de l’air frais dans notre système créatif», dit-il.
Concrètement, cela voulait dire réfléchir sur la manière dont étaient brassées les idées à l’interne, dont celles-ci étaient gérées jusqu’à ce qu’elles se transforment en véritables projets nécessitant plusieurs millions de dollars d’investissement et plusieurs années de travail acharné. Une réflexion qui n’avait jamais vraiment eu lieu jusqu’alors…
Comment la direction d’Ubisoft s’y est-elle pris? Dans un premier temps, elle a demandé à ses voisins comment eux s’y prenaient pour innover, dans l’espoir de découvrir une astuce capable de raviver sa flamme créatrice. Elle a ainsi noué des liens avec l’agence de publicité Sid Lee, ou encore avec le Cirque du Soleil. Mais cela ne lui a pas apporté tout ce qu’elle espérait, car chacun a des défis créatifs qui lui sont propres. Puis, elle a eu recours à pléthore de consultants en management et autres experts susceptibles de lui permettre de comprendre comment mieux fonctionner. Et elle en a tiré d’autres enseignements.
De tout ce travail est né l’idée que la solution ne viendrait pas de l’externe, mais de l’interne. C’était aux équipes d’Ubisoft elles-mêmes de retrouver un équilibre entre la créativité et la rentabilité, et aux gestionnaires de les appuyer dans cette démarche. C’était à eux tous de réinventer leur façon de créer.
«Des changements ont déjà eu lieu, et se poursuivent. Par exemple, nous sommes passés d’un système de gestion cellulaire à un système de gestion en réseaux. Idem, nous avons abandonné notre croyance en la responsabilisation pour adopter celle de la centralisation (si chère aux Français…)», dit-il.
Un exemple éclairant : parmi la vingtaine d’équipes évoluant au sein d’Ubisoft Montréal, certaines ont été métamorphosées en petites cellules autonomes et surtout «imperméables aux forces du marché». Ce qui signifie qu’elles ont le droit à l’échec, qu’elles ne sont pas astreintes à des résultats aussi élevés que les autres, qu’elles peuvent expérimenter à leur gré, bref, qu’«elles ont l’air nécessaire pour créer».
Et c’est là une idée géniale, à mon avis! Oui, l’idée est finalement très simple : revenir aux sources, à ce qui avait permis à Ubisoft d’innover comme jamais à ses débuts. Ils avaient brillé au tournant du millénaire parce qu’ils avaient misé sur leurs propres forces et cru comme fer en leur talent, avec la farouche volonté de montrer aux autres tout ce dont ils étaient capables. Et s’ils veulent maintenant recommencer à innover, il leur faut se remettre dans les mêmes conditions, même si cela est plus complexe qu’auparavant. Ils doivent se donner un espace de création, c’est tout, ça leur suffira, et les pressions qui s’accentuent sur eux s’apaiseront d’elles-mêmes.
Une question se pose tout de même : peut-on réellement se motiver en se disant qu’on doit épater tout le monde, alors qu’on n’est plus l’outsider d’hier? Et c’est là encore que Yannis Mallat et sa bande font preuve d’audace, en décidant de prendre un virage stratégique majeur, ce qui les oblige à se trouver un nouveau modèle d’affaires. Ni plus ni moins.
«Ce n’est plus un secret. Nous comptons transiter vers les jeux en ligne dans les années à venir, car ceux-ci sont promis à un bel avenir. C’est pour nous un changement de paradigme complet. Un nouvel univers s’ouvre à nous, et avec lui des changements majeurs. Pour ne prendre qu’un exemple, des quelque 6 000 employés qu’Ubisoft compte dans le monde, 2 500 travaillent à mettre les boîtes de jeux sur des tablettes de magasin, une tâche qui ne sera plus nécessaire dans notre nouveau modèle. C’est vous dire si nous allons connaître des bouleversements…», explique-t-il.
D’une réflexion sur la meilleure manière de créer des jeux vidéos, Ubisoft en est arrivé à la conslusion que cela ne suffisait pas, qu’il lui fallait se réinventer lui-même. L’éditeur de jeux vidéo entend aujourd’hui se transformer en éditeur de jeux en ligne. Et il est prêt à se donner les moyens nécessaires pour y parvenir. Chapeau bas!
Ce qui me fait penser à cette maxime de Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, un moraliste français du 18e siècle : «Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si l’on ne devait jamais mourir»…
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