BLOGUE. Soyons honnêtes, qui avait dit hier que ce serait le dernier jour d'Oussama ben Laden? Absolument personne! Pas même l'Armée américaine, qui considérait jusqu'alors les pistes pour retrouver l'auteur du 11-Septembre comme «froides».
Découvrez mes précédents posts
Et beaucoup d'autres articles management sur Facebook
Pourquoi personne n'avait fait cette prédiction, alors que nous savions tous que les Américains traquaient Ben Laden activement depuis une décennie? Parce que nous sommes, vous comme moi, nuls en prévisions.
Je m'explique... À n’en pas douter, nous vivons dans un monde d’évidences, n’est-ce pas? Par exemple, Mona Lisa est la toile la plus connue du monde, le Brésil a la meilleure équipe de soccer du monde, tout ce que touche Steve Jobs est couronné par le succès, etc. Et pourtant, si vous y réfléchissiez un peu plus, vous pourriez vous mettre à douter, d’abord d’une, puis d’une autre, et enfin de beaucoup d’autres de ces évidences : ainsi, pourquoi le Brésil n’a-t-il pas remporté la dernière Coupe du Monde?
L’air de rien, cet exercice intellectuel de remise en question de certaines de nos certitudes a une grande importance. Une très grande importance. Car les croyances populaires, pour ne pas dire le bon sens commun, est la source de nombre d’erreurs que nous commettons chaque jour, et qui nous nuisent grandement, sans qu’on sans rende compte. Je l’ai appris dans un ouvrage fascinant intitulé Everything is Obvious Once You Know the Answer, signé par Duncan Watts, un chercheur de Yahoo! Research spécialisé dans la dynamique sociale et ex-professeur de sociologie à la Columbia University.
Ainsi, le mécanisme par lequel nous formulons des évidences est trompeur. Bien souvent, le problème est que nous avons la fâcheuse tendance, vous et moi, de tirer des conclusions à partir d’une impression. Un exemple éclairant : on dit souvent que la police s’intéresse surtout aux crimes importants et pas vraiment aux petits délits. Pourquoi? «En réalité, nous portons plus facilement plainte pour un crime grave que pour un petit délit, si bien qu’un grand nombre d’infractions minimes à la loi passent inaperçus des policiers, mais pas aux yeux de la population et des médias», indique l’auteur dans une entrevue accordée au magazine Psychology Today. Ce n’est donc pas qu’ils s’y intéressent moins qu’aux autres, c’est juste qu’ils en sont moins bien informés. D’où certains jugements à l’emporte-pièce contre les policiers lorsqu’on a envie de médire sur eux…
Autre erreur fréquente dans la création de nos évidences : nous généralisons des expériences individuelles. Un cas typique est celui des agences de publicité qui, pour élaborer une campagne de publicité, cherchent à dresser le portrait-type de la clientèle ciblée, puis à inventer une histoire qui attiera son attention au point de déclencher en elle l’envie d’acheter le produit ou le service en question. «Ils prennent des statistiques démographiques sur la cible visée, puis élaborent une histoire pour «Émilie, 27 ans, qui vit à Chicago, qui est titulaire d’un Bac et qui vient d’emménager chez son conjoint Doug», en se demandant ce qu’il faudrait lui dire pour la convaincre d’acheter le produit X.
Le hic, c’est que cette Émilie est fictive, elle ne correspond à aucune réalité. Elle est le résumé d’une multitude de personnes totalement différentes, aux goûts et aux intérêts parfois opposés radicalement, dont les comportements sont très très complexes à anticiper. C’est se mettre le doigt dans l’œil que de chercher à rédiger un message unique qui parlera à tous ces gens en même temps», explique-t-il.
Par conséquent, les évidences ne sont que des généralités trompeuses. Quand on dit que «le succès phénoménal d’Apple est dû au retour dans ses rangs de Steve Jobs», on véhicule l’idée qu’il faut avoir un génie à la tête d’une entreprise pour que celle-ci ait un immense succès. Mais c’est complètement oublier le fait que Steve Jobs n’est pas Apple à lui tout seul, il a quelque 50 000 employés autour de lui, dont quelques-uns, au moins, sont très talentueux…
Idem, nous sommes tous convaincus que si nous gagnions un jour à la lotterie, nous serions plus heureux qu’auparavant. Le fait d’être riche règlerait nos plus gros problèmes, pas vrai? «Malheureusement non, indique M. Watts, certains ennuis seraient certes allégés, voire supprimés, mais d’autres viendraient leur succéder inévitablement et nous rendraient tout aussi misérables que nous l’étions avant.»
Ce que nous enseignent ces exemples, c’est que le bon sens nous aveugle souvent, et nous empêchent de prendre de bonnes décisions quand cela s’impose. On se dit après coup, une fois confrontés à l’échec «Oui, mais si j’avais su ci et ça avant, j’aurais pu prévoir ce qui se serait produit, j’aurais agi autrement et tout ce serait bien déroulé». Pas vrai?
Mais là encore, on se trompe lourdement! En effet, lors de nos prises de décision, nous faisons des prévisions, de savants petits calculs sur les conséquences à court et moyen termes de chacune des possibilités qui s’offrent à nous. Le problème est, dans ce cas, que toute réelle prévision est impossible…
«C’est là l’un des points les plus complexes que j’aborde dans mon livre», avertit l’auteur. Tout le monde a conscience que le futur est fondamentalement imprévisible, sans trop savoir pourquoi. L’explication vient du fait qu’un événement présent ne prend tout son sens qu’a posteriori. Tenez, au moment même où il se produit, personne ne sait qu’elle est son importance réelle : vous assistez à un accident de voitures, et ça vous paraît majeur sur le coup, mais il se révèle qu’il n’y a pas de blessé et que les journaux n’en parlent même pas le lendemain, et il devient rapidement insignifiant à vos yeux; inversement, vous roulez à côté d’une voiture dans le fossé, les secours sont déjà là, et 5 minutes après vous l’avez oublié, et pourtant, vous apprenez le lendemain que cette voiture était conduite par une célébrité et qu’elle en est morte.
Autrement dit, nous avons besoin de distance pour apprécier la valeur d’une information ou d’un événement. Et cette distance n’existe pas pour faire la moindre prévision, voire prédiction. «Il s’agit plutôt de prophéties, alors», ironise M. Watts, qui rejoint ici la théorie du Cygne Noir concocté par Nassim Nicholas Taleb. Ce dernier considère que nous surestimons la valeur des explications rationnelles faites a posteriori des événements passés et que nous sous-estimons l’importance – pourtant majeure – de l’inexplicable, de l’aléatoire dans les données issues du passé. Dès lors, toute prévision du futur et projections de probabilités apparaissent, à ses yeux, comme une «supercherie», et ne font qu’accroître l’impact des événements imprévisibles quand ils se produisent. Pour lui, le passé ne peut pas servir à prédire naïvement le futur.
M. Taleb sait de quoi il parle. Ce Libano-Américain est surnommé «le dissident de Wall Street» dans les milieux financiers, ayant agi pendant une vingtaine d’années comme courtier en Bourse à New York et à Londres, alors spécialisé dans le risque lié aux événements rares et imprévus. Il est actuellement professeur en ingénierie du risque a l'Institut Polytechnique de la New York University.
Alors, que faire pour contrer l’influence des évidences? En premier lieu, il convient de prendre conscience que des évidences faussent nos jugements. C’est là un pas important. Puis, il faut se retenir d’échafauder des stratégies à partir de prédictions, car tout cela va inévitablement finir par s’écrouler. Mieux vaut suivre la doctrine de Duncan Watts : «mesurer et réagir». «Regroupez le plus de données fiables sur la question qui vous préoccupe et analysez-les à fond. Puis, dressez votre plan à partir de cette analyse», dit-il.
C’est justement ce qu’il fait chez Yahoo! Les nouvelles qui apparaissent sur la page d’accueil du site Web résultent d’une part d’un choix éditorial de l’équipe de journalistes, et d’autre part du choix des internautes… à leur insu! De fait, des pages d’accueil différentes sont envoyées à différents groupes d’internautes (qui croient, eux, qu’ils ont la même que tout le monde), et Yahoo! regarde ainsi à quelle place dans la page une nouvelle récolte le plus de clics. Le temps d’un clin d’œil, Yahoo! sait donc où il vaut mieux placer telle ou telle nouvelle pour attirer l’attention de la majorités des internautes. Subtil, non?
«Le Web est, bien entendu, un domaine de choix pour ma technique de «mesurer et agir», car cela peut se faire vite et bien. Mais, je suis convaincu que celle-ci est applicable à bien d’autres secteurs», soutient M. Watts. Qu’en pensez-vous?
Découvrez mes précédents posts