BLOGUE. L’air las et la mine sombre. Tel est apparu hier Dominique Strauss-Kahn (DSK) au tribunal pénal de New York pour se voir prononcer un placement en détention préventive, inculpé d’agression sexuelle, de tentative de viol et de séquestration. Coupable? Il en donnait l'impression. Non coupable? Lui seul et sa présumée victime, une employée du Sofitel de Manhattan, le savent pour l'instant…
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Et pourtant, vous comme moi, sans nul doute, étions totalement incrédules quand nous avons appris la nouvelle, cette fin de semaine. DSK, un violeur? Le directeur général du FMI? Incroyable! Impossible! Et hier, au bureau, même chose, il y en avait même qui criaient au coup monté pour l’empêcher de succéder à Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Pas vrai?
Tout cela m’a inspiré une réflexion : sommes-nous incrédules parce qu’il est le directeur général du FMI, et donc parce qu’il bénéficie d’un statut social prestigieux? Notre incrédulité serait-elle la même face à un simple dirigeant d’une PME inconnue qui aurait tenté d’abuser d’une femme de chambre? Et de manière plus générale, quelle est notre attitude envers un collègue qui transgresse un interdit? Et envers notre boss? Cela fait-il une différence?
La réponse à toutes ces interrogations, je les ai trouvées dans une étude passionnnante intitulée Dominance and submission : social statuts biases economic sanctions, signée par deux chercheures suédoises, Emma von Essen, de la Stockholm University, et Eva Ranehill, de la Stockholm School of Economics. Celles-ci se sont demandées si un comportement qui sortait des normes établies était perçu différemment si le coupable était, d’une part, du même sexe que le nôtre ou pas, et d’autre part, du même statut social que le nôtre ou pas.
Ainsi, elles ont procédé à une variante du fameux jeu du dictateur – un jeu très simple souvent utilisé en économie expérimentale –, qui consiste à attribuer une certaine somme d’argent à un joueur A (le dictateur), lequel est chargé de reverser la somme de son choix à l’autre joueur, B, qui est totalement passif. On pourrait croire a priori que A, totalement rationnel, n’a aucun intérêt à donner quoi que ce soit à B; mais dans la réalité, A donne toujours un peu de son argent (les femmes sont d’ailleurs moins égoïste que les hommes, à ce petit jeu…). L’intérêt? C’est semble-t-il la preuve que l’homo economicus n’est qu’une fiction théorique…
La variante? Un troisième joueur est intégré dans le jeu du dictateur, C, qui a le rôle du juge, en ce sens qu’il sanctionne l’attitude de A envers B. Concrètement, A recevait au départ 100 couronnes suédoises, B rien, et C 50 couronnes. A pouvait donner à B au maximum la moitié de son argent. Et C devait payer pour sanctionner A, le principe étant que chaque couronne déboursée par C permettait d’éliminer 3 couronnes de A. De son côté, B évaluait à l’avance le degré de la sanction qu’imposerait C à A, compte tenu du versement qu’il avait reçu.
On le voit bien, on parle ici de «jeu», mais il n’en s’agit pas vraiment d’un, car il n’y a ni gagnant ni perdant. Le but est simplement de voir comment on réagit sous le regard des autres, en particulier lorsque celui-ci est réprobateur. Les deux chercheures ont intoduit certains éléments pour voir si le sexe et le statut social de A influençait C dans son jugement. Et ce, de manière très simple : C prenait sa décision non pas en voyant A, mais en lisant une fiche sur laquelle figurait certaines informations le concernant, ainsi que la somme qu’il allouait à B. Parfois, le sexe de A était indiqué, parfois, non; quant au nom (fictif) de A, il était soit à particule (von Essen), signe d’un statut social élevé en Suède, et soit commun (Andersson). À noter que pour B, la victime, le sexe pouvait varier, mais le nom était toujours commun.
L’expérience a été menée 132 fois auprès d’étudiants de trois universités différentes de Stockholm. Elle a tout d’abord permis de constater que la sanction imposée par C à A était toujours une petit peu plus sévère que ce à quoi s’attendait B, peu importe la notion de sexe et de statut social. Cela signifie que les attentes de la victime étaient grosso modo comblées.
Plus intéressant, l’expérience a révélé que les deux critères retenus, le sexe et le statut social de A, sont déterminants dans le jugement de C, mais de façon très spéciale… De fait, le dictateur est sanctionné sévèrement quand il est un homme et quand son statut social n’est pas élevé; en revanche, la sanction est moins forte quand le statut social du dictateur est élevé, qu’il soit un homme ou une femme. Mais attention – et là, j’attire votre attention sur ce point! –, cela n’est vrai que lorsque C est un homme. Pas quand la personne qui juge est une femme. À noter que le sexe et le statut social de la victime (B) n’influence en rien le jugement de C porté sur les agissements de A, dans tous les cas de figure.
Qu’est-ce que cela implique? Que lorsqu’un homme juge le comportement d’un autre homme, il est moins sévère avec lui si celui-ci a un statut élevé; c’est-à-dire qu’il excuse plus facilement quelqu’un de puissant, comme DSK. Et que lorsqu’une femme porte un jugement sur un comportement répréhensible, il est toujours le même, quel que soit le sexe et le statut du criminel.
Maintenant, appliquons tout cela au cas DSK. A, c'est l'ex-ministre français des Finances, B, sa présumée victime, et C, nous-mêmes, les juges, peu et mal informés de ce qui s'est véritablement passé au Sofitel de Manhattan. Notre incrédulité au moment où l'on a appris la nouvelle saute aux yeux : tout le monde, hommes comme femmes, a été choqué, puis les réactions ont divergé, plus ou moins...
Ainsi, vos collègues masculins ont commencé à chercher des explications. Et pas vos collègues féminines, qui, elles, ont condamné le geste présumé sans équivoque. Bref, comme le montre l'étude de deux chercheuses suédoises, les hommes ont voulu comprendre avant de juger, pour ainsi – inconsciemment – juger moins sévèrement. Quant aux femmes, elles ont jugé, sans vraiment tenir compte du statut social prestigieux de DSK. Pas vrai?
Et vous-même, qu’avez-vous pensé sur le moment? Et en élargissant le questionnement, pensez-vous que vous pouvez, désormais, avoir un autre regard sur ceux qui, autour de vous, transgressent certains interdits? Une piste pour vous aider dans votre réflexion : le poète latin d’origine berbère Térence disait fort à propos, d’après l’historien Suétone : «On juge mieux les affaires d’autrui que les siennes propres»…
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