BLOGUE. Et si vous aviez un libre accès en ligne aux fiches de paie de tous vos collègues... Les consulteriez-vous? Cela vous intéresserait-il de découvrir si vous êtes mieux payé que les autres? Ou moins bien? Et quelle serait votre réaction, concrètement? Vous plaindriez-vous? Seriez-vous aussi heureux qu’auparavant au travail?
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Je peux vous dire ce qui se passerait. Parce qu’une expérience a justement été faite sur ce point, menée par quatre économistes, à savoir David Card, Enrico Moretti et Emmanuel Saez, tous trois de Berkeley, ainsi qu’Alexandre Mas, de Princeton. Une expérience qui montre que la transparence n’a pas que du bon…
Un jour de mars 2008, des employés de l’Université de Californie choisis au hasard ont reçu un courriel envoyé par les quatre chercheurs proposant de participer à une étude sur l’inégalité salariale. Et pour cela, on leur demandait si ça les intéresserait de pouvoir consulter librement toutes les fiches de salaires des employés du même établissement qu’eux, à condition d’être interrogés ensuite sur l’impact que ces informations confidentielles ont eu sur eux. Environ 25% d’entre eux ont accepté le deal, et ont eu réellement accès en ligne aux vraies fiches salariales de leurs collègues du campus.
Qu’ont-ils alors fait? La grande majorité (80%) n’ont regardé que les fiches de ceux qu’ils connaissaient, et en particulier de ceux avec qui ils travaillaient au quotidien.
Deux cas de figure sont alors apparus : ils ont découvert qu’ils étaient soit mieux payés que la plupart des autres (leur salaire était supérieur au salaire médian), soit moins bien. Et là, les réactions ont divergé…
Pour ceux qui ont appris qu’ils étaient mieux payés, aucune réaction particulière, aucun changement notable dans leur comportement au travail. Ils ont été par la suite tout aussi heureux de travailler qu’auparavant, et – c’est à souligner – pas forcément plus. Non, pas de petite jubilation de savoir qu’ils s’en sortaient mieux que les autres sur le plan salarial.
En revanche, pour ceux qui ont découvert qu’ils touchaient moins que leurs collègues, le choc a été rude. Ils ont trouvé cela injuste et ont estimé, du coup, qu’ils n’étaient pas payés à leur juste valeur, alors que bien souvent ce n’était pas du tout ce qu’ils pensaient jusque-là. Puis, ils ont eu le sentiment d’avoir moins de plaisir qu’auparavant à travailler. Enfin, et ce de manière significative, nombre d’entre eux se sont mis à la recherche active d’un nouvel emploi ailleurs!
Ce n’est pas tout. Les chercheurs ont aussi noté que ceux qui avaient eu une réaction négative face aux informations confidentielles auxquelles ils ont eu accès avaient désormais une sale opinion de l’Université de Californie. Ceux-ci considéraient que c’était un employeur injuste, qui pratiquait une politique salariale discriminatoire. Ouch!
On le voit bien, cette étude est riche d’enseignements. Je pense notamment à la récente mode américaine d’inclure une clause spéciale dans certains contrats de travail, laquelle empêche catégoriquement l’employé de discuter de salaire avec ses collègues, sous peine de licenciement. Cette clause fait jaser, au point d’avoir été interdite dans certains États. «Pourtant, il semble qu’elle ne soit pas si stupide que cela, si l’on veut que tous les membres de l’organisation aient le sentiment d’être payés équitablement», considèrent les chercheurs.
Toute vérité n’est-elle alors pas bonne à dire? Peut-être pas en matière de salaires, qui est un sujet on ne peut plus tabou dans notre société occidentale. Mais voilà, Cicéron – dans Les Devoirs – et consorts ont déjà réfléchi sur le sujet et sont arrivés à la même conclusion : mieux vaut une terrible vérité qu’un doux mensonge…
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