BLOGUE. Au Québec, les procureurs de la Couronne et les juristes de l’État sont en furie contre l’administration Charest, qui refuse d’adopter les mesures nécessaires pour alléger réellement leur surcharge de travail. Une loi spéciale a même dû être votée mardi dernier à l’Assemblée nationale pour les obliger à retourner au travail. La solution de Québec? Une poignée d’embauches. Ridicule…
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De fait, une telle solution est tout simplement inadaptée au problème. Ce n’est pas en répartissant le travail entre davantage de personnes que l’on soulage vraiment les uns et les autres. C’est surtout en modifiant la manière de travailler. Ça, je l’ai appris grâce à une étude de trois économistes italiens - Decio Coviello, de l’University of Rome, Andrea Ichino, de l’University of Bologna, et Nicola Persico, de la New York University -, qui ont regardé comment travaillaient le juges en Italie et réfléchi sur le meilleur moyen d’accroître leur productivité.
Voici ce qu’ils ont fait… Ils ont scruté à la loupe le travail accompli par 31 juges de Milan entre 2000 et 2005, qui se sont chargés de très exactement 58 280 dossiers. Et ils ont évalué le temps que leur a pris chaque dossier, le niveau de complexité de chacun d’eux, etc.
Ils ont alors constaté qu’il y avait de grandes disparités : certains réglaient leurs dossiers plus vite que d’autres (et pas forcément plus mal, bien entendu). Par exemple, l’un des plus lents avait en moyenne 275 dossiers en cours, alors que l’un des plus rapides, n’en avait «que» 116. Il faut savoir qu’en Italie les juges ont très exactement 60 jours pour se pencher sur un dossier, pas un de plus. Cette pression externe est très forte et oblige à redoubler d’efforts quand le dead-line approche. Et ce, quel que soit le nombre de dossiers que l’on a déjà sur les bras…
Les chercheurs ont regardé s’il y avait une corrélation entre le nombre de dossiers en cours et celui de ceux que l’on réussit à boucler. Et ils en ont trouvé une, estimée à -0,36. Ça signifie, dans le cas présent, que les juges qui travaillent sur peu de dossiers à la fois y parviennent parce qu’ils ont une méthode de travail différente de celle des autres : au lieu d’ouvrir tous les dossiers qu’ils reçoivent en même temps et de passer de l’un à l’autre pour les régler, ils s’en occupent l’un après l’autre. «En d’autres mots, le travail séquentiel, contrairement au travail parallèle, permet d’éviter toute congestion», considèrent les économistes italiens.
Mais, peut-on vraiment attribuer cette efficacité à ce seul critère de méthode de travail? Le fait n’est-il pas plutôt que certains juges sont plus efficaces que d’autres à chaque phase de travail, et c’est tout? Les chercheurs ont vérifié cela. Ils ont regardé, entre autres, si certains ne faisaient pas des heures de fous pour boucler tous leurs dossiers, ou encore si certains étaient plus doués que d’autres. Résultat : ces facteurs peuvent jouer, bien entendu, mais n’ont pas influencé les résultats globaux de l’étude.
Leur conclusion est bel et bien la suivante : ceux qui se penchent sur leurs dossiers les uns après les autres en règlent davantage et plus vite que ceux qui s’éparpillent dans leur travail. Bref, le multitâche nuit clairement à la productivité.
Les implications en matière de management sont cruciales, à mon avis. Si l’on veut être soi-même plus efficace au bureau, mieux vaut, par exemple, consacrer une journée entière à un dossier, et la suivante à un autre, plutôt que faire l’un pendant deux heures et l’autre dans les deux heures qui suivent. L’important est alors, si possible, de résister aux pressions externes – des clients, des collègues, des supérieurs hiérarchiques,… –, qui tentent en permanence de vous convaincre que leur dossier est prioritaire sur celui des autres. Idem, ne harcelez pas vos employés avec mille exigences à la fois ; laissez-les aller à leur rythme pour régler leurs dossiers les uns après les autres, ils n’en seront que plus productifs.
Quant aux procureurs de la Couronne et aux juristes de l'État, qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit, à savoir qu'ils feraient mieux de changer de méthode de travail. Non, ce n'est pas aussi simple que ça. Ce qui les aiderait grandement dans leur quotidien, c'est plutôt d'être moins soumis aux pressions externes, en particulier la volonté générale de voir les affaires judiciaires réglées vite et bien avec peu de moyens. Pas vrai?
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