BLOGUE. Voici venu le temps pour moi de faire une confession publique : je suis une dinde! Oui, j’ai bien écrit «une dinde». Pour être plus précis, je suis atteint du syndrôme de la dindification, du moins tel que le décrit Pierre Fraser, un spécialiste de l’intelligence artificielle qui a travaillé, un temps, chez nStein Technologies, dans un livre édifiant intitulé Dindification – Développer son esprit critique dans le monde du prêt-à-penser.
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Quel est ce syndrôme? Il correspond à cette fâcheuse tendance que nous avons tous, ou presque, à ne pas faire l’effort de réfléchir sur ce qu’on nous livre tout cuit dans le bec. Les informations déboulent, jour après jour, sur tel ou tel domaine qui nous intéresse; elles sont bien présentées; elles sont travaillées; elles sont intéressantes, pour ne pas dire alléchantes; et nous les gobons d’un coup. À l’image de ces dindes qui, durant mille jours, se laissent gaver par le fermier, sans jamais se douter un instant qu’au millième jour, le même fermier leur tranchera la tête pour les rôtir et les déguster…
Le syndrôme de la dindification a de graves conséquences, pour vous comme pour moi. Un exemple pris par l’auteur dans son ouvrage : l’écologisme. Il raconte une anecdote amusante, mais très révélatrice…
Un jour, une nièce arrive avec deux amies chez lui et la discussion se met à tourner autour de l’environnement :
- Il y a vraiment urgence d’agir, M. Fraser, dit l’une d’elles. L’avenir de l’humanité est en jeu. Vous ne croyez pas que l’humanité court à sa perte?
- Pourquoi ça, selon toi?
- Parce que nous consommons trop. Parce que nous ne faisons pas du véritable développement durable. Parce que nous ne recyclons pas assez. (…)
- Ton savoir m’impressionne! Où as-tu appris tout ça?
- À l’école et sur Internet. Je vais régulièrement sur le site de Greenpeace, tout comme sur celui de David Suzuki. J’ai lu tous les livres d’Hubert Reeves. Je participe à des blogues traitant de l’environnement. (…)
«Son discours traduisait une crédulité totale devant tous ceux qui ont des vérités à nous proposer. Au risque de déplaire à plusieurs d’entre vous, ceux qui gobent les discours de Greenpeace, de David Suzuki, d’Hubert Reeves, d’Al Gore, de Nicolas Hulot, de Steven Guilbeault ou de Laure Waridel sont des dindes. Ceux qui, tout comme l’amie de ma nièce, croient détenir des vérités scientifiques à propos de l’environnement, alors qu’ils sont systématiquement incapables d’en faire la démonstration ou d’en énoncer les raisons fondamentales, sont pires que des ignorants. Ces personnes ont la certitude de savoir, alors qu’en réalité, elles ne font que croire», explique celui qui se définit avant tout comme un épistémocrate, c’est-à-dire quelqu’un qui doute de son propre savoir, et à plus forte raison de celui des autres.
Ainsi, nous ne remettons pas en question ce qui nous inculqué à droite et à gauche, à longueur de journée, si bien que nous finissons par pour des vérités ce qui n’est qu’affirmations péremptoires. Comment cela est-il possible, alors que nous sommes tous, vous comme moi, des personnes généralement critiques? Ce qu’il faut comprendre, c’est que la dindification est essentiellement un processus d’euphorisation des foules. Le processus se déroule comme suit, en 19 étapes, d’après les propos mêmes de l’auteur (le PDF accolé à ce post vous permettra de mieux suivre) :
1. Initiateurs. A) Quelqu’un lance une idée ou un concept. B) Il peut s’agir d’une tendance qui vient d’émerger d’une autre tendance, qui, elle, s’est effritée ou effondrée.
2. Branchés. Il s’agit de ceux qui sont toujours attirés par la nouveauté. En marketing, on parle des early adopters. S’ils «achètent» l’idée, ils la diffusent par le truchement de différents médias (bouche-à-oreille, Internet,…).
3. Premiers contaminés. Si les branchés ont assez d’influence et qu’ils réussissent à «contaminer» d’autres branchés, une certaine masse critique est atteinte. Sur le graphique du PDF, cela correspond à la première courbe juste au dessus de l’axe des refus.
4. Cercles d’amis immédiats. Les amis immédiats des branchés adoptent la nouvelle idée. Si celle-ci réussit à se répandre auprès de plusieurs cercles d’amis, elle commence alors à se transformer graduellement en un potentiel phénomène de masse.
5. Groupes élargis. Une fois que l’idée a le potentiel de devenir un phénomène de masse, son nombre d’adeptes croît rapidement. Elle pénètre des groupes élargis.
6. Artistes. Les artistes constatent que certaines valeurs proposées par la nouvelle idée répondent à certaines de leurs préoccupations. Ils les adoptent et s’en font les porte-drapeaux.
7. Journalistes. Les journalistes se rendent compte du phénomène une fois qu’une masse critique a adopté l’idée. C’est ici que l’euphorisation débute. L’idée atteint maintenant la grande diffusion par le truchement des médias de masse. Aussitôt, les médias sociaux prennent le relais et rediffusent massivement l’idée.
8. Consensus. Dès que les médias (de masse et sociaux) se font la courroie de transmission des valeurs proposées par l’idée en question, le consensus s’établit. S’installent alors dans le discours ambiant les phrases types suivantes : «Tout le monde s’entend pour dire que…», «Tous les scientifiques s’accordent pour dire que…», « Tous les experts pensent que… ». À défaut de certitudes, on évoque le consensus.
9. Gourous, spécialistes, experts. Ils amplifient un peu plus l’euphorisation des foules autour de l’idée neuve, en touchant le grand public.
10. Grand public. Tout le monde parle maintenant de la tendance née de l’idée neuve.
11. Sous-tendances. Désormais, le grand public s’investit dans la tendance. Et les early adopters commencent à lui chercher des sous-tendances.
12. Politiciens et législateurs. Le grand public ayant adhéré aux valeurs de la nouvelle tendance, celles-ci font l’objet de toute l’attention des politiciens. Lorsque les instances dirigeantes s’impliquent au point de réfléchir à de nouvelles lois en découlant, le niveau d’euphorisation augmente encore d’un cran, car tout le monde se dit que c’est vraiment du sérieux.
13. Radicalisation. Les politiciens ont ptis position face à la nouvelle tendance. Du coup, les gardiens de l’orthodoxie de la tendance la déclinent en une ou des sous-tendances plus radicales, en augmentant le niveau des irritants de celles-ci.
14. Entreprises. Les politiciens et le grand public étant totalement euphorisés par la nouvelle tendance, les entrepreneurs se disent qu’il est impensable de ne pas investir ce nouveau marché qui offre tant de nouvelles possibilités. Selon le degré d’euphorisation atteint, les entreprises qui s’opposaient jusque-là à la tendance, ou qui y étaient réticentes, succombent (parfois malgré elles) à l’euphorisation.
15. Retardataires. Pour ceux qui tardent toujours à prendre le train d’une tendance, le fait que les entreprises, les politiciens et la majorité du grand public s’investissent dans celle-ci les convainc une fois pour toutes de suivre le mouvement (parfois malgré eux).
16. Euphorisation maximale. Quand les 15 conditions précédentes sont réunies, l’euphorisation de la tendance atteint son apogée. La tendance acquiert le statut de système de valeurs.
17. Événement imprévisible. Immanquablement, un événement imprévisible — catastrophe naturelle, décision politique, irruption de nouvelles technologies,… — fait basculer la tendance.
18. Effritement et effondrement. L’effritement, voire l’effondrement, d’une tendance n’est possible que par l’irruption d’un événement imprévisible : catastrophe naturelle, décision politique, nouvelle technologie, etc.
19. Nouvelle tendance. Et le cycle recommence, avec une sous-tendance ou bien une toute nouvelle tendance.
Et voilà pourquoi je suis une dinde : non seulement je gobe des informations, ne pouvant pas vérifier tout ce que je lis, mais aussi je contribue activement au problème, en raison de mon travail de journaliste et de blogueur…
La question est maintenant de savoir si ça se soigne, le syndrôme de la dindification. Pierre Fraser a pour cela un conseil, tiré du texte Qu’est-ce que les Lumières? d’Emmanuel Kant : «Sapere aude!» («Ose penser par toi-même!»). Et il a une méthode pour tenter d’y parvenir :
1. Ne vous opposez pas au discours proposé, même si nous avons une propension naturelle à le faire ;
2. Demandez-vous plutôt quels sont les intérêts de celui qui prononce ce discours ;
3. Établissez où se situe le discours sur la courbe de la dindification (voir le PDF) ;
4. Relevez les contradictions dans le discours (il y en a toujours !) ;
5. Déterminez quels sont les discours opposés à ce discours ;
6. Si le discours vous laisse croire que demain sera la réplique d’hier ou d’aujourd’hui, prenez un temps d’arrêt pour réfléchir ;
7. Tentez de mesurer quels seront les impacts du discours sur nos vies et la société, s’il est massivement accepté ou adopté.
«Grâce à cette démarche, vous verrez disparaître de votre esprit toutes formes d’exaltations pour quoi que ce soit. Vous ne succomberez plus à l’euphorie dindificatrice. Vous serez toujours là où la majorité n’est pas. Vous serez enfin libre», promet-il.
Ce qui me donne l’envie de revenir à la source, à savoir le début du texte de Kant rédigé en 1784 :
«Qu’est-ce que les Lumières? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
«La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps de toute direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des gens tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
«Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.
«Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de leur minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la pensée.
«Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. (…)»
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